La police et la technique: état des lieux et analyse critique

Benoit Dupont
Lecturer in Policing Studies
Charles Sturt University

Communication faite au Centre International de Criminologie Comparée - Université de Montréal
23 mars 2001



C’est aujourd’hui un lieu commun d’affirmer que la police est l’une des institutions de l’État qui a été le plus touchée par le développement de la science et des techniques. Pourtant, la manière dont s’est faite et continue de se faire cette transition reste un domaine délaissé de la recherche en sciences sociales. Quand à ses implications sur l’organisation du travail policier, elle n’a pas encore vraiment fait l’objet d’une réflexion systématique. C’est donc sur ces pistes que j’aimerais vous entraîner, d’abord en retraçant l’évolution historique de la technicisation de l’institution policière, ensuite en dressant un rapide état des lieux des techniques disponibles aux services de police, et enfin en tentant de dépasser les sophismes habituels associés aux nouvelles techniques ou technologies pour en proposer une approche plus raisonnée, et espérons-le plus bénéfique. Je tiens à préciser que je n’ai rien d’un luddite et que la technique ne me semble pas néfaste en tant que telle, mais que l’espèce de technophilie irraisonnée qui semble peu à peu gagner les décideurs policiers et l’opinion publique me semble pour le moins exagéré.

Avant de poursuivre, peut-être une précision sur l’emploi du terme technologie qui est passé dans l’usage courant et qui est utilisé dans le même sens que son homologue américain, bien qu’en français, il signifie plutôt discours sur la technique, que ce discours soit de nature philosophique ou sociologique. Ceci dit, il semble trop tard pour espérer y changer quelque chose.

Historique

On commencera par détailler les trois vagues successives qui au cours du siècle passé ont fait passer la police d’un type d’organisation à forte concentration de main d’œuvre à un type d’organisation à forte concentration en capital, comme c’est le cas aujourd’hui. En résumé, alors qu’au début du siècle, il suffisait au policier d’un uniforme, d’un bâton, d’une arme et d’un sifflet pour accomplir sa mission de patrouille à pied ; il faut aujourd’hui au même policier un véhicule motorisé, une radio portable, un gilet pare-balle, des restreintes, une bombe de gaz incapacitant, un ordinateur portable, un radar, des éthylotests, etc…
Bien sûr, comme le souligne Nogala dans son article sur le rôle de la technologie dans la police de demain (Nogala 1995), toutes les facettes du travail policier n’ont pas les mêmes besoins technologiques et ne font pas appel à la même concentration de technique dans leur fonctionnement. Les fonctions de chaque section ou unité sont à prendre en compte, ainsi que leurs ressources et leur situation stratégique dans l’organigramme policier. Mais on peut cependant identifier trois grandes étapes ou ruptures dans le mouvement de technicisation de la police :

- Tout d’abord la première étape (début 19ème à 1945-1950) concerne la motorisation des forces de police qui adoptent l’automobile comme moyen privilégié de déplacement et d’intervention et relèguent la patrouille à pied aux oubliettes. Aux Etats-Unis, les premiers véhicules de police font leur apparition au début des années 1900, au Canada et en Australie au début des années 1910. Vers les années 40 (60 pour Angleterre et l’Australie), des parcs de patrouille sont constitués par les forces de police et permettent de couvrir un territoire bien plus important qu’auparavant avec des effectifs réduits (il serait intéressant d’étudier le rôle qu’ont pu jouer les deux guerres mondiales et la diminution des effectifs policiers dans ce phénomène). La diminution du temps mis à intervenir sur les lieu du crime est également l’un des considérations principales dans l’adoption de l’automobile par les services de police.
C’est aussi le développement d’une police scientifique qui met la science au service de la découverte de la preuve. Elle se manifeste par la généralisation des laboratoires de police judiciaire.

- La deuxième étape (1950-1970) est celle de la démocratisation des moyens de communication public-police par l’entrée du téléphone dans les foyers, et police-police par la miniaturisation et l’embarquement à bord des véhicules des moyens de transmission radio. C’est le début de l’ère de la police d’urgence, où le public a qui on a mis à disposition des numéros d’appel d’urgence mnémotechniques (911 en Amérique du Nord par exemple) fait appel à la police au moindre incident (parce qu’il le peut) et où les véhicules de police vont d’un incident à un autre sans réelle définition de priorités (Bradley et al. 1986). Le système se sophistique avec l’introduction des systèmes CAD (computer assisted despatch) qui définit les priorités d’intervention en fonction de la localisation des véhicules de patrouille et qui améliorent encore la rapidité d’intervention (avec l’arrivée sur les lieux avant que la personne ait raccroché son téléphone dans certains cas !!!). Si on a en apparence assisté à une amélioration de l’efficacité des services de police, on s’est aussi dirigé vers un mode d’organisation du travail policier qui a retiré plus ou moins à la hiérarchie la capacité de décider de l’emploi du temps des policiers pour la remettre entre les mains des centres d’appel. C’est ce que Sherman a qualifié de « coup d’état virtuel où l’usurpateur est le téléphone » (Sherman 1989 : 151).

- La troisième étape est celle de l’arrivée à maturité, depuis le début des années quatre-vingt des techniques policières qui intègrent l’informatique, que ce soit à travers la constitution de bases de données de plus en plus puissantes ou de l’accès à ces informations depuis des terminaux mobiles (Mobile Data Terminals et Computers) à bord des véhicules ou qui tiennent dans la paume de la main pour les dernières générations. De même, un nombre croissant de services disposent de leur propre site sur la Toile, pour y transmettre des informations au public (prévention orientée vers certains groupes vulnérables) ou pour simplifier les relations avec ce dernier (mise en ligne de formulaires et dans certains cas possibilités de dénonciation en ligne d’actes délictueux sans avoir à se rendre au commissariat).

C’est ainsi qu’aujourd’hui, au Canada, selon des chiffres rassemblés par Marcel-Eugène Lebeuf du Collège Canadien de Police, un tiers des services canadiens utilisent des ordinateurs véhiculaires, et plus de la moitié disposent d’une vitrine sur le réseau informatique mondial (LeBeuf 2000). D’autres innovations techniques sont de surcroît en train de se répandre dans les organisations policières du monde entier, sous l’impulsion conjuguée d’un secteur industriel spécialisé dans la fabrication de matériel destiné à la sécurité intérieure et de centres de recherche sur les techniques policières qui participent à l’élaboration de nouveaux produits et à l’évaluation des produits existants.

État actuel des techniques utilisées par la police

On adoptera pour ce rapide état de lieux la typologie de Nogala sur les technologies dans la police qui énumère 7 grands secteurs, même si des technologies identiques peuvent trouver des applications dans des secteurs différents :

Technologies de surveillance et de détection
Technologies d’identification
Technologies de traitement de l’information
Technologies de communication
Technologies d’organisation et d’administration
Technologies d’intervention
Technologies de déplacement

En ce qui concerne les technologies de surveillance et de détection, la fin de la guerre froide et la nécessaire reconversion des produits développés pour les forces armées et les services de renseignement leur ont fait faire des progrès considérables depuis deux décennies. Les technologies des réseaux neuronaux et la miniaturisation des composants électroniques ont permis le développement d’une nouvelle génération de micros cachés qui se présentent sous la forme de robots insectoïdes autonomes et qui se déplacent vers leur cible à la faveur de la nuit pour se nicher dans endroits indétectables. Les systèmes d’écoute plus traditionnels sont maintenant produits à grande échelle pour le marché privé et on estime qu’il existe par exemple chaque année en France plus de 100.000 interceptions illégales effectuées au moyen de ce matériel peu onéreux. L’image n’est pas oubliée : ainsi des appareils photo stroboscopiques permettent de prendre plusieurs centaines de photos en quelques secondes. Ils sont utilisés lors des évènements où est présente une foule importante.

Les technologies d’identification bénéficient également des avancées de l’électronique et de l’informatique : l’identification des véhicules (plaques d’immatriculation) et des visages est effectuée à l’aide de systèmes de surveillance algorithmiques. Ainsi, au cours du dernier Superbowl qui s’est tenu à Tampa, a été testé un système de reconnaissance des visages qui atteint un taux de succès de 40%. Plusieurs dizaines de personnes connues des services de police ont été automatiquement identifiées dans une foule de plus de 100.000 individus. Dans le domaine de la biométrie, existent désormais des technologies d’identification et de biosurveillance des individus en fonction de leurs empreintes digitales (scanners instantanés), de leurs odeurs, de leurs gènes, de la forme de leur rétine, de leur signature ou de la forme de leur visage, comme on vient de le voir.

Les technologies de traitement de l’information bénéficient des avancées de la course sans fin à la puissance de calcul qui permet la mise en place de bases de données de plus en plus puissante et leur interconnexion par l’intermédiaire de logiciels d’intelligence artificielle. Le système Memex permet ainsi d’intégrer en un profil unique les informations disponibles sur un seul individu dans plus de 700 bases de données. Le système Harlequin, pour sa part, permet de dresser automatiquement des cartes qui représentent les réseaux relationnels des individus à l’aide des appels téléphoniques passés par ceux-ci.

Les technologies de communication policiers nécessitent dorénavant la mise en œuvre de technologies de cryptage des données qui transitent par un spectre radio saturé par les opérateurs privés. La miniaturisation met également à la disposition des patrouilleurs à pied des terminaux de communication voix-image-données qui tiennent dans un téléphone portable.

Les technologies d’organisation et d’administration permettent la mise en œuvre de systèmes experts tels que le logiciel SAP, qui donnent aux managers policiers une image précise et en temps réel de l’utilisation de leurs ressources et qui effectuent des projections en fonction des besoins et des demandes prévues. L’intelligence artificielle permet également une meilleure gestion du personnel et des cas de policiers violents ou « à problèmes », à l’aide de logiciels d’analyse des risques humains tels que RAMS de la Police Foundation ou Internal Affairs Traker de Smith et Wesson.

Les technologies d’intervention sont un champ particulièrement fertile, puisque les armes non-léthales et les armes moins-léthales constituent un marché sur lequel opèrent plus de 850 sociétés dans 47 pays. On inclut dans ce secteur les armes qui délivrent des chocs électriques (pistolets, filets, boucliers, etc.), les gaz incapacitants et irritants de toutes sortes tels que le CN, CR et OC (poivre de cayenne), les armes kinésiques, balles en caoutchouc et en plastique, etc...

Pour finir, les technologies de déplacement sont gagnées par le concept de la furtivité : les véhicules de police, et particulièrement ceux utilisés dans les opérations de maintien de l’ordre, sont conçus pour apparaître au public comme rassurants (on leur fait par exemple adopter des formes qui rappellent celles des ambulances) alors que leurs capacités opérationnelles conservent tout leur potentiel d’agression et d’exercice de la force (panneaux électrifiés, cages à l’intérieur…).

Deux approches de la technique dans la police

Quel sens donner alors à cette invasion continue du champ opérationnel policier par la technique ? Deux écoles de pensée semblent s’affronter à ce sujet.

La première identifie les technologies policières à l’efficacité et à l’efficience, à une modernisation inéluctable et souhaitable, à une spécialisation croissante de la fonction policière. Cette approche, que l’on peut qualifier de techniciste, connaît un mode maximaliste (les techniques policières sont neutres, constituent une aide à la police dans ses missions et n’affectent aucunement la nature même du travail accompli et du service rendu) et un mode minimaliste (dans ce cas, on reconnaît que la technique peut faire apparaître de nouvelles difficultés, qui peuvent néanmoins toujours être surmontées).

La seconde école de pensée associe à l’intégration des nouvelles technologies dans les fonctions policières toute une gamme de conséquences néfastes, notamment pour les libertés publiques. Les nouvelles technologies policières seraient les instruments privilégiés d’une société de surveillance déshumanisée où les instruments du contrôle social reposeraient sur des techniques infaillibles.

Ces deux positions opposées nous semblent toutefois être aussi limitéees l’une que l’autre, particulièrement dans la mesure où elles attribuent à la technique une rationalité exagérée (probablement en raison de son étroite association avec la science) et qui ne repose sur aucune évaluation sérieuse. Les bienfaits de la technique appliquée à la police, comme son potentiel totalitaire, ne traduisent que les vœux pieux de ses tenants ou les peurs de ses opposants. Si la technique permet aux organisations de travailler à un degré de complexité plus élevé que par le passé, elle est limitée dans sa capacité à en améliorer l’efficacité et l’efficience par des ambivalences irréductibles. De même, si on peut identifier des conséquences néfastes à l’adoption effrénée des techniques par les institutions policières, à la fois au niveau macro et au niveau micro, elles ne sont bien souvent que les conséquences des contradictions internes inhérentes à la technique et non le résultat d’une implacable rationalité (Ellul 1988). Ambivalences et contradictions internes se nourrissent en ce domaine de huit techno-sophismes (Marx et Corbett 1991).

Ambivalences

Les ambivalences du progrès technique sont masquées par les sophismes de la nouveauté et de la plausibilité apparente. Le premier assume que tout ce qui est nouveau est par définition meilleur que ce qui est plus ancien, et connaît un succès indiscutable dans nos sociétés où l’innovation technique connaît des cycles de plus en plus court. Les organisations policières sont victimes de ce sophisme qui est accentué par l’information dont disposent désormais les citoyens sur les technologies policières disponibles dans d’autres pays (par l’intermédiaire des médias). Dans cet environnement où la compétition est acharnée, il est plus facile pour les décideurs policiers de plaider pour de nouvelles techniques plutôt que de défendre des techniques éprouvées. Le statu quo technologique est un concept passé de mode. Les constructeurs et les fabricants prennent d’ailleurs une part active à cette construction sociale de la technologie, par l’intermédiaire des grands salons internationaux (MILIPOL à Paris et au Qatar), des conférences, des publications spécialisées, et des centres de recherche axés sur les technologies policières. Le phénomène de « capture bureaucratique » permet de surcroît aux fonctionnaires de police d’exercer un contrôle sur les décisions de leur ministre dans le sens d’un toujours plus de technologie.

De plus, le sophisme de la plausibilité apparente, qui justifie l’adoption inconditionnelle des nouvelles technologies par une appréciation de bon sens quant à leur efficacité, fait le sacrifice d’évaluations rigoureuses et de débats rationnels au profit de la solution miracle, parce que technique et donc infaillible. Ainsi, malgré l’introduction des véhicules de police, de la radio, des terminaux embarqués, du GPS, etc., les problèmes de délinquance sont toujours aussi pressant, et on ne peut pas dire que ces techniques aient permis d’y apporter des solutions satisfaisantes, ce qui était pourtant la promesse de leurs promoteurs.

Ce que ces deux sophismes tentent de masquer, c’est en effet l’ambivalence de toute technique, qui s’avère dans notre cas être appliquée à la police.

Car les nouvelles technologies sont d’abord systématiquement associées à des coûts annexes (ou des externalités comme diraient les économistes) qui sont rarement pris en compte. Le sophisme de la quantification pousse les organisations à mesurer les coûts et les bénéfices de leurs acquisitions techniques selon une dimension unique, identique par nature à celle-ci. Par exemple, la motorisation de la police et l’installation de moyens de communication à bord avaient pour objectif de diminuer le temps de réponse aux appels du public, variable aisément mesurable. Le problème est que la mesure se concentre dans ce cas sur les outputs plutôt que sur les résultats (outcomes), ce qui est très réducteur. Il s’est en effet avéré que le temps mis à intervenir, pourvu qu’il reste dans une fourchette acceptable, importe moins au public que la qualité de l’intervention opérée, qui est bien plus difficile à mesurer. Ce que l’on veut expliquer ici est que le prix à payer pour une nouvelle acquisition technique n’est pas seulement monétaire ou humain, mais peut être culturel (vitesse d’intervention qui a remplacé qualité), c’est à dire qu’il n’est pas de même nature. Il faut prendre le phénomène dans son entier pour comprendre toutes les compensations qui se font, alors que l’on n’envisage souvent que les faits qui appartiennent à une même catégorie.

C’est ainsi que contrairement à ce que prétend le sophisme du repas gratuit, les technologies policières n’ont pas seulement un coût financier, mais que parfois, le prix à payer est bien plus lourd. Le cas symptomatique est celui de l’automobile : Dans une juridiction australienne (Queensland), entre 1992 et 1997, les accidents causés par des véhicules de police ont fait 13 morts et 90 blessés (contre 3 morts et 13 blessés par décharge d’une arme) (Alley 1988). Bien sûr, les voitures de police sont utilisée quotidiennement, contrairement aux armes, mais prix à payer en vies humaines est élevé et devrait être pris en compte. Similairement, la productivité négative associée aux nouvelles technologies de l’information est souvent plus répandue qu’on ne veut bien l’admettre : la généralisation des intranets et des accès au courriel dans les services de police donne lieu à de volumineux échanges de pornographie entre patrouilleurs, qui gaspillent les ressources de l’organisation. De même, de nombreux scandales en Australie, en France, en Autriche, au Royaume-Uni ont démontré l’universalité des usages abusifs qui peuvent être faits des bases de données policières qui sont utilisées à des fins commerciales, politiques ou purement personnelles par des policiers à la déontologie douteuse.

Des coûts supplémentaires sont encourus par le simple fait que la technique soulève en général des problèmes plus difficiles que ceux qu’elle résout. Dans le cas de la transmission des données des commissariats vers les véhicules de police par exemple, les services de police ont dû, afin de protéger l’intégrité de celles-ci, mettre en œuvre des solutions de chiffrage et de cryptage afin qu’elles demeurent confidentielles et ne tombent pas entre les mains de personnes mal intentionnées. Ils ont ainsi été amenés à devenir de véritables opérateurs de télécommunication et à investir lourdement en de domaine. Ceci dit, le primat accepté des moyens sur les fins (la question a été posée et résolue depuis longtemps) fait qu’il n’est en aucune façon question de remettre en cause la croissance des techniques policières, mais tout juste d’effectuer certains choix déchirants.

Ces coûts induits ne sont de toute façon pas séparables des effets positifs de la technique, qui existent bien. En effet, si la technique favorise la coordination et la spécialisation des organisations, elle s’accompagne d’un encombrement de décisions, de dépenses, de méthodes, de réglementations qui en atténuent la portée et offrent aux acteurs des opportunités de résistance qu’ont bien montré Ericson et Haggerty (1997).

Car contrairement à ce que voudraient nous faire penser les technicistes, la technique n’est pas neutre. Comme l’automobile a changé pour les policiers la conceptualisation territoriale de leur environnement (les rues, les intersections, les lieux éclairés ou retirés ont remplacé comme références les connaissances plus intimes qu’avaient les agents des individus rencontrés pendant leurs rondes effectuées dans un espace restreint) (Crank 1998 : 48). L’autonomie individuelle des policiers et leurs aptitudes à la négociation pour se sortir des situations difficiles par le verbe ont été remplacées par une théorie de l’escalade graduée de l’usage de la force, rendu possible par les moyens de communication radio qui permettent l’appel immédiat de renforts (Fielding 1995 : 37). Ainsi, les techniques policières ne sont pas de simples instruments qui répondent infailliblement à des besoins exprimés, mais elles participent indirectement à une redéfinition du travail policier, à un changement de la perception qu’ont les agents de leurs « clients ».

L’ambivalence des techniques tempère donc l’approche exagérément optimiste de ceux qui voudraient nous faire croire sans preuves que celles-ci sont systématiquement bénéfiques à une organisation policière. Mais des contradictions internes importantes nous conduisent à minimiser l’optique orwellienne, bien que la prolifération horizontale et verticale des technologies de sécurité pose un problème pour les droits de l’homme. Mais il s’agit ici selon nous plus d’un mouvement de convergence propre au phénomène de mondialisation qu’une tentative délibérée d’instaurer un nouveau type de contrôle social.

Les contradictions internes

La technique est en effet universelle, et ses applications policières ou sécuritaires n’y échappent pas. La fin de la guerre froide a nécessité la reconversion sur ce marché des grandes sociétés d’armement qui produisent maintenant les équipements destinés aux forces de police (exemple : le système RUBIS de communication de la gendarmerie française est le même que celui que Matra a vendu à l’armée française et américaine). De plus, les coûts de recherche et de développement ne peuvent plus s’amortir que par la vente à l’exportation : SAGEM, afin de commercialiser son système de reconnaissance des empreintes digitales en a d’abord fait don à INTERPOL afin de mieux en vanter l’efficacité auprès des services du monde entier. Le problème est que tous les pays acheteurs ne disposent pas des mêmes mécanismes de contrôle démocratique que les pays producteurs, et que de nombreuses dictatures constituent de juteux marchés. Ainsi, un système performant d’identification des plaques d’immatriculation a été vendu par un pays européen à la Chine qui l’a mis en œuvre à Lhassa, capitale du Tibet, où les problèmes de circulation sont assez minimes mais où ses performances sont mises au service de l’identification des individus (Wright 1998). Les armes non-léthales constituent un autre exemple d’une technologie policière qui peut se transformer en de puissants instruments de torture et de contrôle politique entre des mains mal intentionnées. Si les technologies sont universelles, les valeurs démocratiques n’ont pas encore atteint ce statut.

Mais ceux qui dans nos démocraties libérales identifient une logique rationnelle à l’œuvre dans l’adoption des technologies policières, qui obéiraient à un nouveau paradigme du contrôle social et de la gestion des risques sous-estiment les contradictions internes de la technique.

Ils font leurs le sophisme de l’agenda explicite, qui veut nous faire croire que les nouvelles techniques sont adoptées pour des objectifs manifestes, alors que des logiques latentes sont à l’œuvre. Derrière le discours de l’efficacité et de l’efficience policière, c’est la puissance symbolique de la technologie qui est invoquée par les décideurs policiers, à la recherche d’une image de professionnalisme et de modernité. Ceci explique que parfois, un système technique est moins valorisé pour la fonction opérationnelle qu’il remplit que pour sa fonction symbolique. De plus, si un contrôle accru est effectivement recherché par la hiérarchie policière par le biais des nouvelles technologies, c’est tout autant sur ses employés que sur le public. Les syndicats policiers ne s’y trompent pas qui s’opposent parfois avec virulence à certaines innovations. Tous ces objectifs latents, instables et contradictoires sapent la mise en œuvre et l’efficacité des nouvelles technologies policières.

Des seuils de retournement viennent de plus remettre en cause la rationalité technicienne : quand on veut rationaliser les comportements humains, cela conduit toujours à un point de retournement où explose l’irrationnel, où le résultat est contraire à celui qu’on cherchait à atteindre. L’exemple type de cette situation est celui de l’adoption des balles en caoutchouc par la police d’Irlande du Nord dans la guérilla urbaine contre les jeunes indépendantistes. Cette technique a officiellement été adoptée pour minimiser les victimes du côté des civils et obtenir une désescalade de l’emploi de la force. Cependant, les graves blessures infligées par ces armes non-léthales n’ont fait que renforcer la détermination des manifestants qui ont redoublé de violence, ce qui a conduit à l’utilisation de balles en plastiques, plus dangereuses et qui ont encore participé à aggraver la spirale de violence. L’introduction de cette nouvelle technologie s’est ici soldée par des conséquences opposées à celles attendues. La rationalité apparente de la technique est ainsi parfois porteuse d’une irrationalité spécifique.

Pour finir, le système des technologies policières est d’autant plus fragile qu’il est grand et complexe et que les parasites se multiplient. Le sophisme du système parfait nous montre quotidiennement ses limites quand notre ordinateur perd toutes ses données sans aucune raison apparente. Dans les zones urbaines, les ondes radio de la police se réverbèrent sur les façades des immeubles, créant des trous noirs où aucune communication n’est possible. Les standards téléphoniques connaissent des pannes et il en va de même des logiciels sophistiqués employés par la police. Parce que les systèmes techniques sont conçus par des ingénieurs et non pas par des utilisateurs, l’ergonomie laisse à désirer et de nombreux défauts peuvent subsister pendant des mois avant d’être identifiés et réparés. Ainsi, dans le Queensland, jusqu’à une période récente, une simple vérification sur le fichier des objets volés pouvait prendre plus d’une heure pour produire une réponse. Les cascades d’innovations techniques signifient qu’une technologie en remplace une autre bien trop rapidement pour que les problèmes de compatibilité puissent être résolus à la satisfaction des usagers. De plus, les individus exploitent les faiblesses des systèmes qu’on met à leur disposition à leur avantage, afin de se réapproprier l’autonomie qu’on a cherché à leur arracher. Enfin, on ne doit pas oublier que la technique est mise à la disposition d’individus culturellement chargés qui amènent sur leur lieu de travail des années d’expérience, de valeurs, de problèmes personnels, d’attentes, etc. Les technologies sont bien sûr le produit du travail policier, et peuvent ainsi devenir les otages des traditions et des idéologies policières les plus extrêmes. Les logiciels de profilage peuvent de la sorte être aisément reprogrammés en fonction de critères spécifiques.

Cette croyance en l’infaillibilité du système est aggravé par le sophisme du passé oublié. Echec à prendre en compte les leçons tirées lors de l’introduction dans le passé de technologies qui étaient censées révolutionner les opérations policières. On peut identifier un cycle de plus en plus rapide d’apprentissage et d’oubli dans les organisations, une perte de continuité avec le passé qui ne transmet plus son héritage culturel et pratique. Les effets émergents découverts quelques mois ou quelques années après la généralisation des systèmes CAD ou des armes non léthales semblent être rangés aux oubliettes lors de l’introduction d’innovations de nouvelle génération. Les individus qui donnent leur impulsion au changement technologique tendent à être fascinés par leur contribution spécifique et à en oublier toute connexion avec le passé (Blackler et al. 1999). A moins qu’un système stable d’apprentissage organisationnel ne soit mis en place dans les services de police, ces derniers resteront coincés dans un dilemme où le présent et le passé ne peuvent cohabiter.

Liste des références

Alley, A, 1998, Police Pursuits in Queensland Resulting in Death or Injury, Criminal Justice Commission.
Blackler, F, Crump, N & McDonald, S, 1999, « Organizationl learning and organizational forgetting: lessons from a high technology company », in M Easterby-Smith, J Burgoyne, & L Araujo, (dirs), Organizational Learning and the Learning Organization, Sage Publications.
Bradley, D, Walker, N & Wilkie, R, 1986, Managing the Police: Law, Organisation and Democracy, Wheatsheaf Books.
Crank, J, 1998, Understanding Police Culture, Anderson Publishing.
Ellul, J, 1988, Le bluff technologique, Hachette.
Ericson, R & Haggerty, K, 1997, Policing the Risk Society, Clarendon Press.
Fielding, N, 1995, Community Policing, Clarendon Press.
LeBeuf, M-E, Paré, S & Belzile, M, 2000, Les technologies de l'information dans la police au Canada: état actuel, Collège Canadien de Police.
Marx, G & Corbett, R, « Critique: no soul in the new machine: technofallacies in the electronic monitoring movement », Justice Quarterly, vol 8, 1991.
Nogala, D, 1995, « The future role of technology in policing », in J-P Brodeur, (dir), Comparison in Policing: An International Perspective, Avebury.
Sherman, L, 1989, « Repeat calls for service: policing the ‘hot spots’ », in D Kenney, (dir), Police and Policing: Contemporary Issues, Praeger.
Wright, S, 1998, An appraisal of technologies for political control, European Parliament – Directorate General for Research.