Article publié dans Les Cahiers de la Sécurité Intérieure, 1998, No 33, p. 235-244.
Benoit Dupont
Lecturer in Policing Studies
Charles Sturt University
L’Internet est un réseau international d’ordinateurs par lequel des millions de personnes (leur nombre grandit chaque jour) échangent informations, idées et de manière croissante, biens de consommation et services marchands. Le caractère mondial du réseau rend très difficile son contrôle et sa régulation, ce qui en favorise l’utilisation par les éléments criminels de la société pour des activités illégales : blanchiment d’argent, transfert illicite de fonds, escroqueries de tous types, piratage informatique, chantage et extorsions, mise en place de réseaux pédophiles, etc. De plus, la transparence du réseau mondial génère des dangers qu’il convient de prendre en compte : intrusions, espionnage et désinformation. De nouveaux types de comportements criminels voient le jour, qui reposent notamment sur les facilités qu’offre l’Internet pour la diffusion des techniques criminelles et le recrutement de complices.
Cette utilisation frauduleuse ou malveillante de l’Internet masque l’honnêteté de l’immense majorité de ses utilisateurs et les forces de police commencent à percevoir les ressources qu’elles peuvent en tirer dans l’établissement de canaux de communication privilégiés avec le public. L’Internet permet aussi une communication instantanée avec d’autres services de police ou intervenants du champ policier, sans limite géographique et dans un laps de temps très réduit. Cette communication peut émaner de l’organisation policière, mais aussi des individus qui la composent, lorsque cette dernière s’avère défaillante. Le réseau mondial bouleverse en effet les hiérarchies, et nous le verrons, "déstabilise bien des pratiques administratives". L’Internet peut offrir un moyen d’améliorer l’efficacité de l’administration policière dans ses relations avec le public et les autres institutions. A travers quelques exemples, presque exclusivement en provenance de l'étranger, nous tenterons de déterminer comment le réseau mondial est de nature à modifier l’organisation de la police et le travail policier. Avant de poursuivre, il nous semble nécessaire de rappeler que l'Internet n'a rien d'un effet de mode auquel il serait de bon goût de sacrifier. S'il est hasardeux de prévoir ses futurs développements et applications, nul ne doute qu'il provoquera dans nos sociétés des changements culturels profonds et durables. Cinq aspects de l’outil de communication électronique ont le potentiel de changer la société aussi profondément que l’a fait l’Imprimerie : d’abord, les distances géographiques et sociales tombent dès lors que les personnes se connectent. Ensuite, on assiste progressivement à l’amalgame de textes, d’images et de sons sur un même support permettant l’interaction avec l’auteur. Troisièmement, l’utilisation du réseau rend désormais floue la frontière entre domaine privé et vie professionnelle. Grâce au courrier électronique, on communique en effet avec ses collègues depuis son domicile et ses amis depuis son lieu de travail. De même, on améliore sa productivité en important des connaissances acquises sur le temps libre. Quatrièmement, l’Internet transforme l’informatique en outil de communication influençant par de nouvelles normes et un nouveau vocabulaire la société globale. Enfin, la révolution des médias de masse, consistant en la diffusion d’un message à une multitude, est remplacée par son opposé : la diffusion d’un multitude de messages à l’usage d’une minorité spécialisée rassemblée par un intérêt commun.
I. Un moyen d’information des services de police au public
L'Internet représente pour les forces de police un nouveau canal de communication avec le public, et nombreuses sont celles qui ont créé leur site. Toutes n'utilisent cependant pas cet outil de la même façon, ou avec le même enthousiasme. Les pures opération de relations publiques côtoient des démarches plus réfléchies et élaborées.
L'Internet offre avant tout une vitrine idéale pour les services
de police. La quantité et la qualité de l'information que
la police peut offrir au public sont sans commune mesure comparées
aux moyens de communication traditionnels. Qui plus est, le récepteur
du message étant demandeur de l'information, il est mieux sensibilisé
à son contenu. La quantité d'informations pouvant être
mises en ligne est virtuellement sans limites. Les progrès des unités
de stockage informatique permettent d'archiver et de proposer en permanence
à chaque utilisateur des milliers, voire des millions, de pages
de textes, d'images et de sons pour un coût relativement modique,
si on le compare à son équivalent sur support papier.
Une connaissance historique.
De nombreux services de police proposent sur leurs sites des contenus très riches, retraçant leur histoire et décrivant avec force détails leur organisation. Le Ministère de l'intérieur et Scotland Yard proposent des pages extrêmement complètes, illustrées de gravures ou de photos d'époque, sur leur création et l'histoire de leur professionnalisation. Des textes de loi sont disponibles dans leur intégralité et la structure organisationnelle contemporaine est exposée en détail. Le caractère multimédia de l'Internet permet de rendre ces informations plus attractives : photos et sons viennent enrichir le texte.
Les rapports d’activité
Mais au delà de ce qu'elle est, la police se sert de l'Internet
pour exposer ce qu'elle fait, et selon quelle philosophie. On trouve ainsi
sur de nombreux sites des textes de politique générale, des
plans prévisionnels de lutte contre la criminalité, des détails
des programmes de police communautaire ou de proximité, des chartes
de déontologie, etc. Les statistiques criminelles, et leur évolution
sont reportées, parfois dans un luxe de détails que ne permettrait
nul autre médium : la police de Winnipeg, au Canada, fournit des
statistiques globales, mais également des statistiques géographiques
permettant d'établir des comparaisons par quartiers, des statistiques
par délit, le nombre d'appels reçus par la police au cours
de l'année écoulée, l'âge et l'ancienneté
moyenne des effectifs policiers ainsi que virtuellement toutes autres statistiques
qu'elle recueille dans le cadre de ses missions. Dans un contexte de sensibilisation
croissante du public aux chiffres de la délinquance, c'est un moyen
pour la police de répondre à une demande forte. Quant au
Sheriff de Jasper County au Texas, il ne propose rien de moins à
ses administrés qu'un rapport hebdomadaire de ses activités,
disponible sur l'Internet. L'Internet permet également de véhiculer
des informations d'actualité que le public retrouvera dans les autres
médias: discours ministériels, communiqués de presse,
participation à des événements exceptionnels, etc.
Image de marque
Les médias sont en effet le moyen privilégié à travers lequel la plupart des gens construisent leur image de la police. Les informations qu'ils reprennent ne sont cependant pas toujours traitées de manière favorable à cette dernière. La supériorité de l'Internet tient en ce que la police peut proposer à un large segment de la population une image qu'elle a elle-même façonnée, sans le "brouillage" des médias traditionnels. Les communiqués de presse sont disponibles dans leur intégralité et non commentés. L'histoire de la police proposée peut passer sous silence les périodes noires. L'accent est mis sur les innovations et les succès d'une police au service du plus grand nombre, renforçant la légitimité de la police dans l'esprit d'un public acquis d'avance, qui a fait la démarche spontanée de consulter le site. La modernité même du support est associée à la police, qui en fait usage.
Un droit de réponse
L'Internet est un instrument de relations publiques idéal, ou
presque. En effet, son caractère profondément égalitariste,
pour ne pas dire libertaire, et la faiblesse des moyens requis pour la
création et la maintenance d'un site, mettent sur un pied d'égalité
organisations policières et citoyens mécontents. Il est ainsi
possible de créer un site exclusivement consacré au dénigrement
d'une organisation policière, puis de le faire figurer, par l’utilisation
de techniques de programmation et d’indexation avancées, en bonne
place dans les annuaires et les outils de recherche, de la sorte que le
site subversif aie la même visibilité que le site officiel.
C'est actuellement le cas de la Police de Los Angeles, qui face à
son site, voit pulluler les contrefaçons, l'accusant de racisme,
d'inefficacité et de corruption, illustrées de photos tirées
de la vidéo de l'interpellation de Rodney King. Comble de l'ironie,
ces sites contiennent des liens hypertextes permettant d'envoyer des courriers
électroniques au site officiel. Aujourd'hui, ces faux sont référencés
bien plus souvent, et donc plus facilement accessibles, que le site original.
Cas plus grave, il arrive également qu'un site soit piraté
ou défiguré, et que le contenu de ses pages soit modifié
pendant quelques heures, présentant un contenu parfois très
agressif, voire diffamatoire. Toute organisation policière présente
sur l'Internet peut donc désormais faire l'objet de tels piratages
ou de campagnes de désinformation. Les exemples cités proviennent
en majorité d’Amérique du Nord, mais rien n’empêche
leur reproduction en France.
II. Un échange interactif service de police / public
Nous nous sommes contentés jusque-là d'évoquer l'utilisation de l'Internet comme vecteur d'image dans laquelle la police offre des informations au public sur elle-même et sur ses fonctions. Or, le principe fondateur de l'Internet réside dans l'interactivité. L'Internet n'est pas seulement un médium de masse, c'est aussi un moyen perfectionné de communication. Des forces de police ont cherché à développer des applications de l'Internet visant à améliorer l'efficacité des relations avec les citoyens, à l'instar d'autres administrations. On peut classer ces initiatives en deux grandes catégories. Nous examinerons d'abord celles qui tendent à renforcer les liens entre la police et le public, par une collaboration et un échange réciproque d'informations. Nous verrons ensuite quelles utilisations permettent une simplification des relations avec le public, dégageant ainsi les policiers de tâches administratives parfois lourdes.
Coopération professionnelle et prévention
Dans le domaine du renforcement de la coopération par l'Internet, l'utilisation la plus courante est certainement la diffusion de portraits-robots et d'appels à témoins. Pratiquement tous les sites policiers contiennent une telle rubrique. Scotland Yard divise cette rubrique en deux catégories: les cas locaux d'une part, brièvement exposés, agrémentés d'une photo du suspect, de son signalement et d'un numéro à appeler. D'autre part, les affaires de portée internationale sont exposées en 5 langues, photos du suspect et des lieux du crime à l'appui. Le détective en charge d'une telle affaire enregistre un court rappel des faits consultable sur le site, et peut être contacté par courrier électronique. La police de Bavière a également recours à ces appels à témoins européens, de même que la Section Recherche de Gendarmerie de Bordeaux. L'Internet permet ainsi de diffuser instantanément et sur toute la planète le signalement d'individus en fuite, non seulement auprès d'autres forces de police, mais aussi parmi le public. Si l'efficacité de telles méthodes reste à démontrer, il n'en demeure pas moins que l'Internet permet d'atteindre des millions de personnes, dans leur propre langue, au lieu de plusieurs dizaines de milliers, pour un coût infime. De même, le Ministère de l'Intérieur propose sur son site des photos et description d'objets d'art volés. Des avis de recherche concernant des enfants disparus sont également disponibles sur le réseau.
D'autres services de police poussent l'interactivité beaucoup plus loin, à l'image de la police de Floride, qui permet de consulter la base de données recensant toutes les personnes ayant bénéficié d'une libération anticipée dans cet Etat. La recherche peut s'effectuer en ligne sur la base du nom, ou par zone géographique. On obtient alors la photo, l'adresse exacte et les dernières infractions de la personne concernée. La puissance de l'outil informatique, couplée à la banalisation de l'accès au réseau permettent à la police de partager, là où la loi le permet, des informations qui lui étaient auparavant réservées. La police espère par la diffusion de telles informations susciter un engagement plus actif du public dans la lutte contre la délinquance. Il s’agirait en quelque sorte de l’aboutissement du modèle de Police Communautaire, qui verrait chaque citoyen accéder aux informations opérationnelles des forces de l'ordre, afin de les aider dans leurs tâches, l'Internet étant le premier outil capable de concrétiser cette vision. Ce type d’application pose toutefois le problème de l’utilisation des données relatives à la vie privée, et des législations adoptées par les différents pays en ce domaine. Les pays d’Amérique du Nord, et les Etats-Unis en particulier, qui développent une approche libérale de l’échange des données personnelles, courent le risque d’encourager un modèle de contrôle social stigmatisant, renforcé par un renouveau des pratiques de délation.
Si la police de Sao-Paulo propose un formulaire de dénonciation en ligne, c'est sans aucun doute la police d'Halifax, au Canada, qui possède le site Internet le plus innovant en ce domaine. Ce site sert en effet de support à un programme baptisé Netwatch : après abonnement en ligne, les citoyens d'Halifax ont la possibilité d'être avertis en temps réel, par courrier électronique ou pager, des actes de délinquance et des crimes commis dans leur voisinage. Les détails de chaque incident sont immédiatement disponibles sur l'Internet, ainsi que des photos prises à l'aide d'appareils numériques. De plus, sera bientôt disponible un système de cartographie adapté à cette utilisation, et l'on s'acheminera ainsi vers l'accès pour chaque particulier à une salle d'opérations virtuelle. Là encore, outre la vitrine technologique que représente ce programme, de tels investissements visent à augmenter la réactivité du public et à l’impliquer davantage dans la lutte contre le crime, tant au stade de la prévention qu’à celui de l’enquête. Les conséquences de cette nouvelle relation entre la police et les citoyens, induite par les possibilités de l'Internet, restent largement ignorées à l’image d’une probable multiplication des informations et des problèmes posés par l’évaluation de leur fiabilité.
Informations pratiques et simplification des formalités
La seconde catégorie des applications de l'Internet par la police dans ses relations avec le public concerne les missions d'information et de prévention. L'Internet permet d'abord un accès à des informations pratiques exhaustives : de quel commissariat dépend-on ? comment déclarer un vol à la police ? quels sont les critères et les modalités de recrutement de la police ? comment et à qui se plaindre du comportement abusif d'un policier ? etc. Cette mission d'information permet de libérer une partie des policiers qui y étaient assignés, et d'éviter au public de se déplacer inutilement. Les formulaires administratifs peuvent d'ores et déjà être imprimés directement par la personne qui en fait la demande, pour peu qu'elle se soit munie du matériel adéquat. La police de Tasmanie, en Australie, a mis en ligne ses formulaires les plus demandés, de la déclaration de vol à la demande d'autorisation de manifester, entraînant une importante économie de papier. Mais les actions de prévention se prêtent aussi à un glissement vers l'Internet. La police de Calgary y publie l'emplacement journalier de ses radars. Celle de Toronto dispose sur son site de zones dédiées à diverses catégories de la population (enfants, adolescents, 3ème âge, etc.), dans lesquelles elle peut développer des discours de prévention ciblés.
Evaluation auprès du public de l’image de marque
Certaines forces de police ont enfin adopté une politique audacieuse d'enquêtes de satisfaction auprès du public, par l'intermédiaire de l'Internet. C'est le cas de Scotland Yard, qui cherche à connaître l'opinion des touristes étrangers ayant eu à faire aux policiers londoniens, et de la police de Winnipeg, qui outre la présence d'un questionnaire de satisfaction en ligne, offre à ses habitants la possibilité de s'adresser au Chef de la police par l'intermédiaire du courrier électronique.
Comme l'ont montré les précédents exemples, dont
l'accumulation parfois fastidieuse permet de mettre au jour la multiplicité
des initiatives, les relations entre la police et le public sont sur le
point de connaître de profonds changements dus à la généralisation
de l'Internet dans les foyers. Certaines de ces applications peuvent être
qualifiées de gadgets inutiles, d'autres sont appelées à
simplifier la vie des administrés dans leurs relations avec la police,
et à libérer des effectifs plus utiles ailleurs. Mais comme
d’autres ressources culturelles, l’accès à l’Internet se
fait de façon inégale. Le coût élevé
des matériels informatiques, des abonnements et des communications
le réserve pour l’instant en France à une minorité.
L’Internet possède certainement des vertus démocratiques,
relativisant les différences de race, de sexe, d’âge ou physiques
par une dématérialisation des interactions. Mais se crée
également une société à deux vitesses, composée
des personnes ayant accès à l’information, et des autres.
De même, la culture policière, dont l’un des traits majeurs
est la division de la société en populations respectables
ou à problèmes, ne risque-t-elle pas d’associer l’utilisation
de l’Internet, ou l’absence d’utilisation, à certains groupes sociaux
? La fréquence des contacts physiques entre la police et les populations
défavorisées, suspectées de propensions à certains
actes criminels, pourrait être renforcée par la généralisation
des contacts virtuels avec une population aisée. Le taux de pénétration
de l'Internet dans l’hexagone est pour le moment sans commune mesure avec
ceux que l'on rencontre aux Etats-Unis ou en Europe du Nord, et les risques
de dérives qui peuvent en découler. La France dispose toutefois
des infrastructures et des savoirs permettant un rapide changement de situation,
et une réflexion sur le sujet est d'autant plus souhaitable que
l'Internet est également appelé à modifier les méthodes
de travail de la police.
III. L'influence de l'Internet sur le travail policier
Nous avons jusqu'ici seulement abordé les utilisations de l'Internet par la police dans ses relations avec le public. Il nous faut maintenant examiner la place de l'Internet en tant qu'outil de travail. Dave Pettinari, vice-président de l'Association des futurologues de la police affirme que "d'ici deux ans, quiconque jouera un rôle dans une organisation policière travaillera sans l'Internet, sera dans la même position qu'un policier sans voiture de patrouille". Un tel pronostic relève peut-être encore de l'utopie. Cependant, l'Internet ouvre de nouveaux horizons.
Un outil d’aide à la recherche et à la transmission de l'information
Il offre d'abord des ressources documentaires en expansion constante dans tous les domaines. De nombreux centres de recherches ayant la police pour objet proposent de consulter en ligne leurs rapports, autrefois difficiles d'accès. Les problèmes de police communautaire, de police scientifique et technique, de police orientée vers la résolution des problèmes ou POP, sont amplement traités et à la disposition des policiers du monde entier. Il existe également des listes de diffusion réservées aux policiers, sur lesquelles ces derniers peuvent échanger techniques d'enquêtes, modes d'opérations et demander des informations concernant certaines affaires en cours dont les ramifications s'étendent hors de leur juridiction, correspondant à de vrais forums policiers permanents.
Les syndicats de police disposent par l'Internet d'une tribune en temps réel destinée à leurs membres comme au public : le Syndicat de la police d'Australie méridionale informe sur son site de l'avancée des diverses négociations qu'il mène avec son employeur. L'enrichissement exponentiel des informations disponibles sur l'Internet et la mise sur le marché de logiciels de traitement de l’information viennent en outre offrir aux policiers de nouveaux outils de renseignement, leur permettant de joindre directement les experts dont ils ont besoin à l’exemple de ce policier australien ayant traité une affaire dans laquelle les renseignements obtenus en quelques heures via le site et l'adresse électronique d'un constructeur de voitures suédois lui ont fait gagner plusieurs semaines sur des techniques traditionnelles.
Le choc inévitable avec le modèle organisationnel traditionnel
Ce moyen d'information rapide et peu coûteux posera certainement un problème aux administrations policières. Les policiers qui l'utilisent peuvent communiquer de façon autonome bien au delà des limites de leur juridiction, recueillant des informations et prenant connaissance de nouvelles techniques hors du contrôle de leurs supérieurs. Cela les amène à penser de façon plus critique et autonome, à poser plus de questions, et à proposer des alternatives personnelles. Ils rentrent en contact avec des personnes et des organisations dont ils ignoraient l'existence : un Lieutenant de police peut correspondre avec un psychologue du FBI, un démineur espagnol, le chef de la police de Saint Pétersbourg ou un spécialiste canadien de la police communautaire. C'est tout le modèle pyramidal traditionnel qui est ébranlé, l'Internet court-circuitant les intermédiaires, déstructurant littéralement une organisation qui n'a guère ou pas évolué depuis des décennies. Le travail policier, qui repose en grande partie sur la détention et le traitement de l’information, sera profondément affecté par le développement du réseau. Cette évolution est inéluctable, certains policiers se familiarisant déjà avec l'Internet et le mettant en œuvre dans le cadre professionnel sur leur temps libre.
Un outil au service de l'organisation
A l’échelle de l’organisation, l’Internet peut représenter pour la police un gisement non négligeable d'économies et d'efficacité, par l'intermédiaire de l'Intranet. L'Intranet est le pendant privé de l'Internet, réservé à l'usage d'un nombre limité d’utilisateurs, dont les passerelles vers l'Internet sont soigneusement surveillées. L'Intranet utilise les mêmes logiciels que l'Internet. Il permet de faire communiquer des ordinateurs auparavant isolés en raison de la multiplication des standards informatiques à l'intérieur d'une même administration et de la difficulté de les mettre en réseau. Le coût de cette technologie universelle est estimé être dix fois moindre que celui d’autres technologies informatiques. Elle permet de réduire au minimum le support papier. De plus, ses performances en termes de transmission de l'image et du son permettent de réfléchir à la généralisation au sein des institutions policières de l'usage de la téléconférence ou de formations permanentes sur-mesure.
Un exemple d'utilisation administrative de l'Intranet concerne la communauté américaine du renseignement, qui a établi le réseau Intelink. Ce système relie entre elles une trentaine d'agences de renseignements dont les systèmes d'information ont été unifiés, et leur permet de consulter simultanément les rapports fournis par les analystes. L'utilisation des techniques multimédia a permis de proposer les synthèses des analystes accompagnées des documents leur ayant servi de support, offrant une valeur ajoutée indéniable. L'objectif est de laisser l'industrie privée supporter le coût de développement des nouvelles technologies pour se concentrer sur l'utilisation la plus adaptée. Intelink encourage la coopération informelle et réduit délais et rivalités, inhérents à toute bureaucratie. Si le risque est de se laisser submerger par une vague d'informations inutiles, ce système permet de cerner les redondances et génère de précieuses économies. De même, l'armée américaine envisage-t-elle de "basculer" toutes ses procédures d'acquisitions sur son Intranet au premier janvier 2000, afin de supprimer totalement le support papier, de diminuer ses coûts et de réduire ses effectifs administratifs.
Conclusion
L'Internet et l'Intranet sont destinés à bouleverser les
méthodes de travail des policiers. Comme l'automobile ou la radio
portable ont fait naître de nouvelles pratiques policières,
les nouvelles technologies de l'information ne manqueront pas d'imprimer
durablement leur marque sur les forces de police. Toutefois, il serait
utopique de négliger la stabilité de la culture policière
dans le temps, ainsi que la résistance des policiers à l’introduction
de nouvelles technologies. Si les organisations policières souhaitent
accompagner ce qu'Alvin Toffler appelle "la troisième vague", il
leur incombe de former leurs membres, afin qu'ils s'approprient ces innovations,
et de repenser radicalement leur organisation en conséquence, si
elles veulent éviter de tomber dans le piège qui consiste
à utiliser les nouvelles technologies pour commettre les mêmes
erreurs, plus rapidement.
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