Juste quelques punaises sur une carte ?
quelques considérations critiques sur la cartographie criminelle
 

Article publié dans Les Cahiers de la Sécurité Intérieure, 2000, No 41, p. 229-243.

Benoit Dupont
Lecturer in Policing Studies
Charles Sturt University

Jerry Ratcliffe
Lecturer in Criminal Intelligence
Charles Sturt University


Le modèle d’action policier qui s’est imposé ces dernières années au Royaume-Uni et en Australie a pour objectif principal la réduction des taux de criminalité sans augmentations de budgets (HMIC 1997, Maguire et John 1997, NSWPS 1998, Woodhouse 1997). Dans les deux pays, les responsables policiers ont vu leurs ressources stagner et se sont vus intimer l’ordre d’en faire un usage plus efficace. Certains concepts développés par les entreprises privées, tels que l’attribution d’emplois sous conditions de résultats à atteindre ou de performances, contribuent également à renforcer la pression pesant sur les hiérarques policiers. En Australie par exemple, le Commissioner de la police de Nouvelle-Galles du Sud bénéficie d’un contrat à durée déterminée de cinq ans, au terme duquel des primes correspondant à des objectifs fixés lors de la signature de son contrat de travail lui seront éventuellement versées. Ce nouveau paradigme de réduction du crime sans augmentation des coûts a conduit la police à adopter toute une palette de stratégies s’étendant de la police communautaire à la police par résolution des problèmes, en passant par la police de renseignement criminel (HMIC 1997, Leigh et al. 1996). Cette dernière approche repose sur une collecte, une analyse et une diffusion plus efficace du renseignement. Bien que dans les années quatre-vingts, l’analyse spatiale du crime ne paraissait pas offrir un rapport coûts-bénéfices satisfaisant, notamment en raison des limitations de l’outil informatique (Ekblom 1988), la cartographie criminelle est aujourd’hui devenue un outil privilégié dans la panoplie de l’analyste criminel, à la fois en vertu de sa capacité d’évaluation des performances, et comme mécanisme de diffusion du renseignement.

La police de renseignement criminel et ses outils

La police de renseignement criminel cherche à remplacer un style de police traditionnel qui accorde une grande valeur à l’intuition et à l’expérience des agents par une méthode plus objective et plus empirique, qui cible les « points chauds » de la criminalité ou crime hotspots, et les délinquants récidivistes. Bien que les policiers pensent pouvoir indiquer où se produisent les incidents criminels dans leur juridiction, les résultats de recherches menées en Grande-Bretagne suggèrent une autre réalité. Une étude conduite à Nottingham montra notamment que leur perception des zones criminogènes était souvent différente de la réalité cartographique proposée par l’outil informatique, leurs connaissances en ce domaine étant exactes pour certains types de crimes, tels que les cambriolages en zones résidentielles, au détriment d’autres, tels que les vols de voiture et les cambriolages de bâtiments industriels et commerciaux (Ratcliffe et McCullagh 1999, Ratcliffe et McCullagh, à paraître). La cartographie criminelle offre alors aux policiers un nouvel outil permettant le traitement systématique et objectif d’informations par nature fragmentaires, qui servira de base à l’élaboration de stratégies de lutte contre la délinquance qualifiées de « scientifiques ». L’éradication des facteurs de subjectivité, indispensable à toute analyse, requiert souvent l’emploi d’ordinateurs. La propagation du modèle de police de renseignement criminel a coïncidé avec la diffusion rapide de l’outil informatique et des Nouvelles Technologies de l’Information (NTIC) parmi les forces de police, du moins dans le monde anglo-saxon.

Les premiers ordinateurs furent utilisés comme outils de stockage de l’information, destinés à faciliter les tâches de traitements statistiques pour le compte du pouvoir central. Ces systèmes avaient la réputation parmi les policiers d’être de véritables trous noirs de l’information, absorbant les données péniblement collectées sans que jamais aucune analyse ne soit produite en retour. Aujourd’hui cependant, de nombreuses applications permettent aux policiers d’extraire les informations nécessaires aux procédures d’analyse, aussi bien sur le plan du renseignement tactique que comme support à la recherche et à l’élaboration de nouvelles stratégies. Il n’est pas dans notre propos d’analyser si l’explosion des NTIC et de leurs applications policières a permis le développement du modèle de la police de renseignement criminel, ou vice-versa, et on renverra pour cela aux travaux d’Ericson et Haggerty (1997), et de Manning (1992).

L’un des développements les plus prometteurs des NTIC dans le domaine policier semble être la cartographie criminelle. Elle possède en commun avec le travail policier un certain éclectisme, faisant appel à des disciplines aussi variées que la géographie, l’informatique, les mathématiques et la criminologie. Cet article offrira une synthèse des procédés et des domaines d’application de la cartographie criminelle, avant de proposer une mise en garde relative aux limitations et aux dangers identifiés ou potentiels d’une adoption inconsidérée de ce nouvel outil.

Une technique reposant sur le croisement des données

Trois éléments sont essentiels à la création à l’aide d’ordinateurs de cartes représentant la criminalité déclarée : des données sur les crimes commis composées au moins d’une adresse ou d’un élément de localisation identifiable, des cartes digitalisées et un Système d’Information Géographique (SIG). Une forme plus artisanale de cartographie est bien sûr possible, et les auteurs ont visité de nombreux commissariats de police dans lesquels des myriades de punaises garnissent des cartes accrochées aux murs. Certains problèmes pratiques liés à cette approche pour le moins empirique sont toutefois aisément surmontés grâce à l’utilisation de l’outil informatique, qui ne se trouve jamais à cours d’espace d’exposition et qui permet d’isoler certains types de crimes.

Il existe un certain nombre de programmes disponibles dans le commerce  qui fonctionnent selon les principes suivants : une liste d’adresses ou de lieux où des crimes ont été commis est extraite de la base de données de la police et importée dans un SIG. Le programme effectue alors une recherche dans un second fichier afin d’identifier les adresses correspondantes. Le deuxième fichier contient une liste de coordonnées x et y permettant de positionner chaque adresse dans un espace géographique déterminé. Lorsque une correspondance est établie, ces coordonnées sont alors « attachées » à l’événement criminel original. Une fois que chaque crime a été géocodé , le SIG peut alors placer sur une carte chaque crime enregistré. La cartographie criminelle est utilisée à des fins diverses à travers le monde par des services de police et des centres de recherche universitaires. On se concentrera ici sur les applications qui en sont faites par les institutions policières australiennes et anglaises. Bien que des utilisations plus spécialisées soient possibles, la cartographie criminelle est généralement employée comme outil de management et comme outil d’analyse.

Un outil d’aide à l’allocation des ressources

Le New York Police Department (NYPD) est crédité pour avoir été le premier à utiliser la cartographie criminelle dans ses sessions Compstat à la fin des années quatre-vingts (Bratton et Knobler 1998 : 233-239). Les réunions Compstat  mettent le chef de la police en présence de ses commandants de district  afin de mesurer les performances de ces derniers en termes de réduction de la criminalité et de les pousser au changement et à l’action. Des cartes représentant la distribution des crimes et délits sont projetées sur un écran géant, et après avoir identifié les zones à forte concentration , le chef est conduit à souligner les insuffisances observées dans l’îlotage de certains quartiers, à demander une amélioration de la situation par la mise en œuvre d’initiatives laissées à leur entière discrétion, ou au contraire à féliciter lors d’exercices de relations publiques savamment orchestrés les policiers responsables d’une diminution de la criminalité.

En Nouvelle-Galles du Sud (Australie), un procédé similaire existe sous l’appellation d’Operations and Crime Review (ou OCR). Des cartes et des statistiques relatives aux trois derniers mois et au trimestre précédant sont ici aussi projetées sur écrans géants lors de grands messes semi-publiques regroupant autour du Commissioner son cabinet, les responsables policiers devant répondre de leurs activités et un parterre de politiques, de fonctionnaires, de journalistes et d’universitaires. Le Commissioner est alors capable d’évaluer l’évolution du nombre de crimes et délits commis dans les quatre-vingts districts policiers de l’État , puis d’en demander l’explication et les implications aux commandants des LACs. Cette méthode est devenue si populaire que certains commandants procèdent de même au niveau local où ils tiennent leurs propres OCR. Dans les deux cas, ces techniques servent de support à la prise de décision relative à l’attribution des ressources policières.

Une utilisation opérationnelle dualiste

En matière d’analyse, de détection et de prévention du crime, les officiers de police utilisent principalement la cartographie dans deux domaines : les crimes en série à occurrences réduites et les délits de voisinage à fortes occurrences. La technique de recherche des individus impliqués dans les crimes violents à occurrences réduites tels que les viols ou les meurtres en série est connue sous le nom de profilage géographique. L’analyste utilise alors la connaissance de certains sites pour identifier ou éliminer les zones dans lesquelles le coupable est susceptible de résider et de travailler. Ces sites peuvent être les lieux mêmes où les crimes ont été commis, les sites d’enlèvements, les sites où ont été retrouvés les cadavres ou tout autre lieu avec lequel le coupable entretient un lien (Rossmo 1995a, Rossmo 1995b). Il s’agit essentiellement de l’application pratique de la théorie de la criminologie environnementale, qui repose sur les concepts des activités routinières et des cartes mentales, montrant que les criminels commettent leurs méfaits dans les endroits qui leurs sont familiers et dans lesquels ils se sentent à leur aise. Cela peut être à proximité de leur domicile, de leur lieu de travail, des magasins qu’ils fréquentent ou de leurs lieux de loisirs, et dans les couloirs de déplacement étroits qu’ils empruntent pour se rendre de l’un à l’autre (Brantingham et Brantingham 1981). Par un procédé d’ingénierie à rebours , le profilage géographique tente de localiser le domicile ou le lieu de travail du criminel en série, partant du postulat énoncé plus haut selon lequel les scènes du crime sont situées dans sa « zone de confort ». Ce procédé peut être affiné par l’utilisation de bases de données complémentaires, par exemple celle des personnes condamnées pour un crime similaire, ou celle des prisonniers récemment remis en liberté. Les techniques de profilage géographique ont rencontré un certain succès au Canada, aux États-Unis, et plus récemment en Grande-Bretagne, et des logiciels spécialisés sont disponibles pour en faciliter la mise en œuvre.

La police de nombreux pays a adopté la cartographie criminelle pour faciliter l’analyse et la diffusion des tendances pour les délits de voisinage à fortes occurrences, pour des incidents tels que les vols de voiture et les cambriolages de domiciles. L’avantage de la cartographie réside dans sa capacité à faire apparaître les « points chauds » de la criminalité de façon immédiate lorsque la distribution des crimes est représentée sous forme graphique. Les agents de police ont un certain degré de familiarité avec ce type de présentation de l’information, et les cartes en général, leur travail comportant une dimension géographique prononcée. Des programmes d’analyse qui permettent l’affichage d’un volume conséquent de statistiques criminelles (telles que celles qui peuvent être produites au cours de plusieurs semaines dans une zone urbaine dense) existent, et délaissent les concentrations de points individuels parfois surchargées au profit de surfaces isométriques se rapprochant par leur apparence des cartes météorologiques utilisées par la télévision. Ce procédé est connu sous le nom de crime pattern analysis, pouvant être traduit par « analyse de la physionomie du crime » (Hirschfield et al 1995). Ces cartes attirent l’attention sur les zones où les problèmes sont les plus aigus. Elles offrent à la fois une simplification des données initiales et en proposent une meilleure illustration, comme l’illustre l’exemple suivant.

Le schéma 1 représente les banlieues Est de Sydney. Les lignes continues indiquent la démarcation entre les différents districts, ou LAC. Les points représentent tous les crimes et délits ayant été commis à Eastern Suburbs LAC et à Eastern Beaches LAC pendant une période de trois mois. Ce type de carte reste populaire dans un certain nombre de juridictions, bien que certaines précautions doivent être prises dans leur interprétation. Si des études sur la multi-victimation (Johnson, Bowers et Hirschfield 1997) ont démontré les bénéfices en termes de prévention de la criminalité et de l’activité policière d’une meilleure connaissance de la distribution du crime, il n’en demeure pas moins que les SIG ne sont rien de plus qu’un outil plaçant des points sur une carte. Quand un incident se produit à un endroit auquel a déjà été attribué un point, le SIG superpose simplement un nouveau point sur le précédent. Le schéma 1 peut de la sorte induire en erreur, les concentrations d’activités criminelles demeurant invisibles en raison de cette particularité technique. Une autre caractéristique de la carte est qu’elle est parsemée de milliers de points, ce qui pourrait donner à penser qu’il existe dans les deux districts un problème identique de criminalité, sans qu’aucune des zones qui le composent soit plus significative qu’une autre. Les policiers peuvent être enfouis sous une avalanche d’informations (Ratcliffe 2000), et un affichage cartographique plus efficace, à l’image de celui proposé dans le schéma 2, peut résumer et simplifier un volume important de renseignements de manière plus compréhensible. Ce schéma présente les mêmes données, agrégées à l’aide d’un algorithme générateur de surfaces et converties graphiquement par un logiciel développé à cet usage . Ce programme offre notamment l’avantage de mettre en évidence des phénomènes criminels recouvrant les limites administratives de plusieurs districts, comme on peut le voir en (a). Une analyse traditionnelle menée par les policiers de l’un ou l’autre des deux LAC pourrait avoir omis de détecter ce problème partagé avec leurs voisins, la part d’activité criminelle située dans leur juridiction étant trop faible pour retenir leur attention.

Les applications des cartes criminelles s’étendent au delà des forces de police pour toucher d’autres services publics. Le Crime and Disorder Act de 1998 exigea des services de police anglais et gallois qu’ils travaillent de concert avec des institutions telles que les services de santé ou les collectivités locales pour réduire les niveaux de la criminalité. Dans cette optique, des cartes qui généralisent la distribution des points individuels sont un outil appréciable de diffusion et de partage des tendances et de l’évolution du crime au niveau local sans révéler pour autant aux partenaires la position exacte des incidents. De cette manière, la protection des données informatiques et de la vie privée sont respectées, sans interférer avec les politiques publiques de réduction de la délinquance.

Versatilité du support technique

L’un des atouts majeurs des programmes de SIG les plus modernes est l’intégration d’outils de programmation. Les champs d’application des SIG sont nombreux et variés, dépassant les limites des missions policières, et les sociétés commercialisant ces systèmes ont vite réalisé qu’il était impossible de créer un logiciel répondant simultanément aux besoins des policiers, des géologues, des ingénieurs en travaux publics, des services marketing, des administrateurs des parcs nationaux, des compagnies de distribution de l’eau, de l’électricité, etc. Cette liste croit de jour en jour, et la solution adoptée fut de fournir un produit générique et d’y inclure un élément programmable. L’ergonomie en est constamment améliorée, et les générations les plus récentes de SIG offrent des fonctions simplifiées et intuitives de programmation qui permettent de les mettre à la disposition des non-experts et des praticiens de terrain que sont les agents de police. Des systèmes suffisamment robustes permettront dans un avenir proche à des policiers ayant reçu une formation minimale de lancer directement leurs propres requêtes spatiales et de générer des cartes de distribution du crime épousant leurs besoins locaux. Par exemple, un policier de proximité peut chercher à connaître les types de crimes et délits commis dans un quartier avant de rencontrer ses habitants lors d’une réunion, ou le commandant de région préparant sa participation à un OCR peut vouloir savoir combien d’agressions ont été déclarées au cours des six mois précédents dans un nombre restreint de rues. Ce type de système automatisé requiert un effort de programmation initiale considérable, mais fait l’objet d’expérimentations dans un certain nombre de juridictions. Les diverses étapes de la procédure de cartographie du crime, des inputs aux champs d’applications, sont représentées dans le schéma 3. Il est à noter que les crimes en série à occurrences réduites et les délits de voisinage à fortes occurrences demandent le même types d’inputs indispensables, ce qui a facilité le rapide développement de cette technique. Cet enthousiasme et cette soif d’innovation ont en fait été si soudains que les difficultés restant à surmonter et les limitations de cette technique sont parfois ignorées. Un certain nombre de problèmes subsistent, qui peuvent entraver les initiatives de cartographie criminelle des forces de police. Ces difficultés sont de trois ordres : techniques, humaines et éthiques.

Une technologie perfectible

Les limitations techniques sont certainement celles qui seront résolues le plus rapidement. Bien que la technologie des SIG soit répandue dans l’environnement industriel et commercial, ses applications policières sont encore relativement nouvelles. Dans de nombreux cas, la capacité technique à produire des cartes de la criminalité ne repose sur aucune base théorique fournissant une grille d’analyse objective. Certaines techniques géographiques et cartographiques ne sont pas adaptées à la cartographie criminelle, en raison de la particularité des données traitées, et pourtant, des cartes sont encore créées et diffusées qui reposent plus sur des critères esthétiques liés au style et au choix des couleurs que sur des fondations théoriques solides (Weisburd et McEwen 1998).

De plus, l’inflation de capacité analytique procurée par la cartographie criminelle a un prix. Les logiciels peuvent être coûteux, bien que bon marchés en comparaison des données nécessaires à leur bon fonctionnement. Alors que le gouvernement américain offre les données cartographiques sous leur forme digitale gratuitement, d’autres gouvernements tirent de la vente de ces données des bénéfices conséquents. Une carte de la criminalité est potentiellement inutilisable sans la visualisation d’éléments de référence tels que routes, lignes de chemins de fer ou limites communales, qui permettent d’établir une relation avec la localisation des incidents. De plus, l’addition de données issues de pratiques locales telles que les différentes zones de patrouille ou de découpage du territoire en associations de voisinage  devra être faite manuellement. L’utilisation d’un SIG requiert une formation appropriée et une certaine expérience, et les utilisateurs découvrent bien vite qu’il existe une offre de formation réduite, l’apprentissage se faisant alors exclusivement par un processus d’essais - erreurs peu économe en temps. L’inexpérience, couplée à un manque de connaissances est alors souvent à l’origine de cartes erronées et de renseignements criminels inexacts.

L’inexpérience n’est d’ailleurs pas confinée aux bureaux des analystes. Lors d’une tentative de cartographie de la criminalité et de localisation des incidents en milieu rural, des policiers australiens furent équipés de systèmes GPS  portatifs. L’intention était d’utiliser ces derniers pour relever la longitude et la latitude de l’incident ayant requis la présence de la police. Les policiers envoyés sur le lieu d’un accident de la route ou d’un crime allumaient dûment le récepteur GPS et retournaient ensuite au commissariat se trouvant à plusieurs kilomètres afin d’y rédiger leur rapport, recopiant les données lisibles sur l’écran de l’appareil. Bien sûr, la machine prenait en compte le trajet de retour vers le commissariat, et affichait maintenant les coordonnées de celui-ci ! Cette pratique perdura jusqu’à ce que l’on se rende compte du nombre anormalement élevé de crimes et de carambolages ayant pour cadre les locaux du commissariat. Même lorsque des problèmes mineurs comme celui-là sont résolus, la cartographie exhaustive des crimes et délits reste utopique, non seulement en raison de l’existence irréductible du chiffre noir de la délinquance, mais également par l’effet d’une déperdition des données durant le processus de géocodage.

Pour les analystes criminels qui téléchargent des quantités importantes d’informations en provenance du fichier central, le géocodage manuel n’est pas une option satisfaisante en raison de la perte de temps induite. La majorité des SIG de dernière génération ont la capacité, à des degrés de précision variables, de géocoder automatiquement des adresses informatisées. Souvent, les données enregistrées par les policiers ne sont pas rigoureusement vérifiées, et des erreurs peuvent se glisser dans le système. Les erreurs orthographiques sont fréquentes, à la fois dans le nom des rues et dans les termes tels que « rue », « route », « avenue », etc. Cette propension aux erreurs de frappe augmente encore lorsque les policiers travaillent sous pression. Les SIG, hélas, ne sont pas capables d’identifier de telles erreurs, ce qui rend le traitement d’un certain nombre de dossiers impossible. Le texte additionnel à une adresse, venant préciser par la narration les circonstances de l’incident, ne peut pas être pris en compte : ce sera le cas d’une rixe enregistrée comme s’étant produite « sur le trottoir, au niveau du 19, rue Péclet ». Le pourcentage des fiches géocodées automatiquement avec succès varie de cinquante à quatre-vingts pour cent, mais dépassent initialement rarement ce taux. Des programmes, surnommés scrubbers , permettent de « nettoyer » les fichiers des fragments de texte aberrants, mais aucun standard minimal n’a encore été fixé en ce domaine. L’analyste criminel doit alors géocoder manuellement les points restant. Les points qui sont géocodés automatiquement ne sont pas eux-mêmes d’une précision infaillible, et peuvent être matérialisés à des dizaines, voire des centaines de mètres de l’incident que l’on essaye de représenter.

Les blocages organisationnels

Les bénéfices apparents ne signifient pas pour autant qu’il soit aisé d’implanter un service de cartographie criminelle dans une institution policière. La dimension humaine des résistances aux NTIC est un problème récurrent, et l’ajout d’une technologie non-conventionnelle telle que les SIG introduit un degré supplémentaire de complexité. Une étude anglaise récente sur l’adoption de cette technologie révéla les difficultés rencontrées par des personnels enthousiastes au sein de leurs propres organisations (Ratcliffe 2000). En particulier, les services informatiques qui n’avaient souvent aucune compétence dans le domaine des SIG étaient réticents à l’idée de voir leur organisation adopter une nouvelle technologie sur laquelle leur manque de connaissances était synonyme d’une perte de pouvoir. Dans certains cas, le service informatique qui était chargé de l’administration de toutes les activités liées aux ordinateurs boycotta purement et simplement le SIG. L’adoption systématique de la cartographie criminelle à l’échelle d’une organisation recèle un potentiel non négligeable de tensions, voire de blocages, étant ressentie par certains de ses acteurs comme un enjeu de pouvoir aux ramifications suffisamment étendues pour remettre en cause des hiérarchies de l’expertise en fluctuation permanente (Ericson et Haggerty 1997 : 407).

La capacité de résistance à l’innovation propre à tous les services de police pose d’ailleurs la question d’une inertie globale à l’égard de la cartographie criminelle. Dans un champ dynamique ou l’innovation technologique est aussi fréquente que les échecs retentissants, les délais dans le processus de prise de la décision signifient que la solution adoptée est alors probablement devenue obsolète. Cette approche conservatrice qui pourrait offrir le temps de la réflexion aux décideurs et leur permettre de choisir les produits répondant le mieux à leurs besoins cumule en réalité les inconvénients. De longs cycles de résistance incarnés par l’activité bourdonnante et improductive de commissions divisées en sous-commissions et autres groupes d’études ad hoc ne sont alors interrompus que par des accélérations aussi courtes que brutales, où des décisions engageant des sommes conséquentes sont prises sur la foi de renseignements datés et biaisés. Le caractère désuet des techniques choisies servira alors d’argument à charge brandi contre les tenants de l’innovation, remettant en cause leur capacité à piloter celle-ci et son utilité propre. Cette combinaison d’une technologie en constant développement cherchant à prendre pied dans une structure où abondent les terroristes organisationnels laisse de la sorte peu de place à l’objectivité des besoins et des applications. On ne peut que regretter cet état de fait dans la mesure où ce qui est opaque aux membres de l’organisation policière l’est à fortiori pour le public, et se trouve à l’origine d’un déficit du débat démocratique.

Techno-sophismes

Dans un mouvement de balancier inverse, l’adoption irraisonnée de la cartographie criminelle par des organisations policières en proie aux techno-sophismes de la société de l’information peut s’avérer stérile. Développé par Gary T. Marx (Marx et Corbett 1991, Marx 1988, Marx et Reichman 1984), ce système non exhaustif de sophismes justifiant l’adoption de nouvelles technologies s’applique au domaine policier, fort friand de gadgets techniques (Dupont 1999). On recense huit sophismes susceptibles d’influencer subjectivement la prise de décision quant au choix d’une nouvelle technologie : le premier est celui de l’agenda explicite, le second celui de la nouveauté, le troisième celui de la plausibilité apparente, le quatrième celui du repas gratuit, le cinquième celui de la quantification, le sixième celui de la neutralité technique, le septième celui du système parfait, et le huitième celui du passé oublié.

Certaines de ces justifications sophistes s’appliquent avec une très grande acuité à la cartographie criminelle. Tout d’abord, la quantophrénie (Giddens 1996 :4) policière en matière de statistiques criminelles ne peut qu’être renforcée par les capacités apparemment infinies offertes par les SIG. La masse d’informations distillées par l’alambic informatique ne reste qu’un concentré de données fragmentaires, paré toutefois aux yeux profanes des attributs d’un savoir nouveau. Si elle permet effectivement de révéler ce qui restait auparavant caché (Marx et Reichman 1984), cette technologie recèle également le potentiel de couper les décideurs policiers (et politiques) des canaux de communication établis avec la population dans les instances partenariales, étant convaincus de disposer dorénavant d’une boule de cristal infaillible.

La neutralité technique de la cartographie criminelle doit de plus être soigneusement remise en question. Comme on l’a vu plus haut, les nouvelles techniques d’analyse criminelle peuvent distribuer les lieux criminogènes en une classification binaire. Les implications de cette nouvelle approche se répercutent alors sur la perception locale de l’environnement par la police et le public. Les policiers utilisent les tests relativement simples afin de déterminer le niveau de déviance présent dans leur juridiction et s’ils exercent dans une zone fortement ou faiblement criminogène (Klinger 1997). Il est alors possible d’imaginer que l’utilisation de la cartographie criminelle puisse artificiellement changer la perception d’une zone dans les rangs de la police et du public. Cet étiquetage d’un quartier comme « point chaud » peut avoir de sévère conséquences, le risque associé par le public à certains quartiers suffisant à déclencher la spirale de la détérioration du marché immobilier et le lent repli des services publics. Ce danger est qui plus est renforcé par le développement de l’Internet comme outil de diffusion d’informations policières institutionnelles et de prévention contre le crime (Dupont 1998). Dans ce contexte, la cartographie criminelle est progressivement utilisée en Amérique du Nord comme méthode d’information de la population sur l’évolution de la criminalité et des problèmes de délinquance. Un certain nombre de services de police américains disposent de sites équipés de moteurs de recherche permettant à l’internaute curieux de faire apparaître à l’écran sa propre carte de distribution des crimes, basée sur les critères spécifiques définis par l’utilisateur. De même, une base de donnée gratuite et nationale évaluant les risques de victimation par code postal est désormais accessible par le réseau, et permet aux citoyens américains de comparer le taux de criminalité de leur quartier à celui de leur voisin, ou de prendre cette variable en considération en cas de déménagement . Cette application, dont le degré de précision est sans nul doute destiné à être constamment amélioré, se trouve à l’origine d’un dilemme éthique, dans la mesure ou le devoir d’information du public se heurte aux nécessaires garde-fous relatifs à la protection des données personnelles. Des fichiers librement accessibles et maintenus par des administrations ou des sociétés privées mettent à la disposition du public américain et australien les adresses de délinquants condamnés, ayant purgé leurs peines et payé leur dette à la société. Leur réinsertion semble mal aller de pair avec la suspicion permanente entretenue par de telles pratiques. Inversement, la mise à la disposition du public de ces données pourrait avoir pour conséquence de révéler à une échelle encore inconnue la localisation et l’identité des victimes, offrant alors aux délinquants connectés une source d’information inépuisable sur les « terrains de chasse » les plus propices à leurs activités. Les demandes du public poussent vers la mise à disposition de données toujours plus localisées, chacun étant plus intéressé par les crimes commis dans sa rue qu’à l’échelle de sa ville, mais combien de ces citoyens modèles accepteraient de déclarer les crimes dont ils sont victimes s’ils savaient que les détails de cet incident seront accessibles du monde entier en quelques heures ?

En guise de conclusion

Malgré ces objections, le futur de la cartographie criminelle s’annonce riche en développements théoriques et techniques. Une communauté internationale de géographes, de spécialistes des SIG et de policiers y travaille d’arrache-pied. L’Institut National de la Justice américain (NIJ) a établi à Washington DC le Crime Mapping Research Center, qui organise une conférence annuelle tenant lieu de pèlerinage obligé pour tous les théoriciens et les praticiens de la cartographie criminelle. Ce réseau global dispose également d’une liste de discussion électronique permettant le transfert quasi instantané d’un point du globe à un autre des dernières innovations. Cette immédiateté de la diffusion des nouveaux procédés est toutefois porteuse d’un sérieux manque de réflexivité. Les fondations théoriques et le cadre conceptuel de la cartographie criminelle sont développées en même temps que leurs applications techniques, ces dernières recevant une attention plus soutenue. Sitôt une application nouvelle identifiée, elle est adoptée immédiatement et mise en œuvre par les forces de police avant que ses effets indésirables ne se manifestent pleinement. Si le spectre d’une collecte systématique par les agences gouvernementales des données personnelles transitant sur les réseaux informatiques semble créer une certaine effervescence parmi les défenseurs des libertés publiques, le recueil et l’exploitation incontrôlés de renseignements localisant crimes, auteurs et victimes ne peuvent faire l’économie d’un débat ouvert. Les fabricants de logiciels ignorent les garde-fous juridiques auxquels sont soumis leurs clients policiers, qui eux-mêmes feignent bien souvent de ne pas saisir toutes les implications des nouvelles capacités de traitement ainsi mises à leur disposition et se gardent bien d’en informer la société. Le défi à relever pour ce nouveau champ à la croisée des chemins est alors de développer une approche théorique équilibrée faisant autant appel aux disciplines des sciences sociales qu’à celles des sciences dites « dures », et qui soit capable d’opposer un corpus de recherches objectif aux innovations techniques apparemment sans limites et à leurs utilisations souvent simplistes, parfois dangereuses.
 
 

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