La police australienne: quelques facteurs historiques
 

Article publié dans Les Cahiers de la Sécurité Intérieure, 1997, No 29, p. 41-51.

Benoit Dupont
Lecturer in Policing Studies
Charles Sturt University


 


Aucun phénomène policier ne peut être efficacement appréhendé sans tenir compte des particularités de la société dans laquelle il se situe. Cela est particulièrement vrai de l'Australie, qui en deux cents ans de colonie carcérale, s'est transformé en une démocratie libérale encore à la recherche de son identité nationale. L'histoire de la police australienne reflète cette évolution. La structuration progressive d'un Etat fédéral s'est accompagnée d'une complexification et d'une institutionnalisation de la police, confrontée aujourd’hui comme hier à de nouveaux défis, issus des mutations politiques, sociales, économiques et technologiques à l'oeuvre dans ce pays-continent.

Géographiquement, l'Australie occupe une superficie 15 fois supérieure à celle de la France, et comprend pas moins de 3 zones climatiques: une zone tropicale au Nord, une zone tempérée au Sud et une zone aride à l'intérieur du continent. L'immensité de ce territoire et le caractère hostile de certains de ses environnements en ont fortement influencé le peuplement qui se situe aujourd'hui aux environs de 18 millions d'habitants. La police elle-même, et le travail policier, sont soumis aux contraintes nées de cette géographie particulière. On verra quelques unes des manifestations concrètes de cette influence. Mais c'est avant tout l'histoire de l'Australie, celle de sa colonisation, de son émancipation progressive de la couronne d'Angleterre et de sa transformation en Etat fédéral, qui nous éclaire sur certaines caractéristiques de la police australienne.

La police australienne n'a pas fait l'objet, en dehors de son pays, de beaucoup de recherches universitaires. On peut certainement trouver à la base de ce manque d'intérêt l'idée fausse que les résultats de la recherche américaine ou anglaise sont intégralement transposables aux autres pays anglophones. Mais il faut d'autre part bien reconnaître que ces deux "modèles" exercent une influence dominante aux antipodes. On ne peut occulter les similitudes du travail policier d'un pays à l'autre, et les généralités que peut en tirer la recherche, mais de par son histoire, ses relations avec le politique et les minorités ethniques, la police australienne nous semble mériter plus d'attention.

Il s'agit d'une police à la fois récente et ancienne. Récente car l'arrivée de l'homme blanc et de ses institutions en Australie ne date que de la fin du XVIIIè siècle. Mais la migration continue qui alimenta dès les premières années l'Australie provenait d'Angleterre et d'Irlande, et les idées qui y étaient développées concernant la police traversèrent les océans de façon presque simultanée. Les colonies australiennes mirent ainsi directement en place des forces de police "modernes", permanentes et rémunérées.

I. La fondation des colonies et les premières forces de police

Après l'indépendance des colonies américaines, en 1776, l'Angleterre dut trouver une nouvelle destination pour un flux de prisonniers sans cesse croissant: l'Australie fut retenue. En 1788, une première flotte, sous le commandement du Gouverneur Phillip, fonde la colonie de Nouvelle Galle du Sud. Les déportés étaient alors surveillés par des soldats dont les conditions de vie étaient à peine meilleures, ce qui entraîna de leur part nombreux vols dans les maigres ressources de la jeune colonie. Afin d'y remédier, le Gouverneur Phillip confia à des condamnés de confiance la mission de patrouiller la nuit, et d'empêcher vols et évasions. Paradoxalement, les premiers policiers australiens étaient ainsi des délinquants !

 A. Organisation générale des premières forces de police

Avec son expansion géographique, la colonie eut besoin d'un nombre croissant de policiers à plein temps. En 1833, le Sydney Police Act fut passé,  qui confiait à la police la seule responsabilité de faire respecter la loi. Le Gouverneur nommait alors des Juges de paix ou des Magistrats de police, qui présidaient les tribunaux de police et dirigeaient une administration policière embryonnaire, dans un secteur géographique donné.

Avec la fondation de nouvelles colonies, le même processus se répéta: un Gouverneur représentant l'Angleterre mettait sur pieds un pouvoir exécutif, un pouvoir législatif et un pouvoir judiciaire. C'est également lui qui avait la responsabilité d'organiser et de contrôler les forces de police. Il était d'ailleurs le seul à avoir la volonté et les capacités financières de le faire, les pouvoirs locaux n'étant pas encore assez bien installés pour assumer les pouvoirs de police.

A l'intérieur de chaque colonie, les forces de police, bien que sous l'autorité unique du Gouverneur, étaient très autonomes, et une certaine disparité régnait d'une zone géographique à une autre. Cette situation était encore aggravée par les difficultés de communication et les jalouses prérogatives que chacun cherchait à conserver.

Le facteur principal conditionnant l'organisation du travail policier à cette époque est l'existence de colonies pénitentiaires, ce qui impliquait la présence d'un nombre important de prisonniers ou d'ex-détenus dans la société australienne.
La principale mission de la police était de contrôler, et le cas échéant de restreindre, leur circulation. Dans les colonies pénitentiaires, la police veillait à ce que les évadés soient repris, ainsi que les récidivistes. Dans les colonies composées en majorité d'hommes libres, comme en Australie méridionale et dans le Victoria, elle s'assurait qu'aucun fuyard n'y pénétrait, et surveillait étroitement les personnes libérées désirant y émigrer.

La police elle-même comptait dans ses rangs de nombreux ex-condamnés. Il s'agissait parfois d'une politique délibérée, visant à s'attacher des hommes possédant une excellente connaissance des milieux criminels. Mais c'était surtout une conséquence inévitable de la composition de la population australienne de l'époque, parmi laquelle nombreux étaient ceux qui n'avaient pas traversé les océans de leur propre gré.

 B. L'existence de police spécialisées

Des polices spécialisées, répondant à des besoins spécifiques de la colonisation, virent le jour dans chaque Etat au cours de la première moitié du XIXè siècle: Une police autochtone ayant officiellement pour mission de "pacifier" les relations avec les aborigènes, mais qui pratiqua en fait un véritable nettoyage ethnique dans certaines colonies, sous la pression de colons avides de terres. Une police montée sécurisant les grands axes et les communautés isolées. Une police maritime, soulignant l'importance du commerce lié à la mer pour les jeunes colonies.

Si la mission principale de la police était le contrôle des prisonniers, elle se vit peu à peu confiée un nombre croissant de tâches annexes, palliant ainsi l'absence de certains services publics dans les régions géographiquement isolées, pour un coût raisonnable.

Au XIXè siècle, la police est l'administration la plus importante des Etats coloniaux, assumant une grande partie des fonctions administratives dans la période initiale du développement de l'appareil d'Etat, surtout dans les zones rurales. Mark Finnane note ainsi une tendance à privilégier la police lorsque la colonie est encore jeune et non stabilisée, puis il observe une baisse du ratio de policiers par rapport à la population, au profit d'autres services gouvernementaux vitaux, quand la colonie atteint sa maturité.

II. La centralisation des forces de police

Les années 1850-60 sont marquées par une réorganisation de la police par les Gouvernements de chaque colonie, devant un constat d'échec concernant les arrangements relatifs au maintien de l'ordre. Il s'avérait que les forces de l'ordre souffraient d'une trop grande fragmentation. Certains facteurs vinrent renforcer le besoin d'unification et de centralisation de la police.

Parmi ceux-ci:
L'urbanisation et la crainte d'un désordre social, résultant d'une concentration de population, soulignèrent le besoin d'une structure policière centralisée afin de maintenir l'ordre de façon efficace, face à des manifestations ouvrières parfois violentes.

La découverte de filons d'or, en Nouvelle Galle du Sud et au Victoria provoqua une ruée qui entraîna une surcharge de travail considérable pour des forces de police perdant par ailleurs de nombreux effectifs, ceux-ci préférant tenter leur chance dans la prospection du métal jaune. Là encore, la centralisation des forces de police fut jugée nécessaire pour faire face à l'extrême instabilité des populations, qui se déplaçaient au gré des découvertes.

L'apparition de bandes organisées très mobiles, les "Bushrangers", qui sont encore aujourd'hui présents dans l'imaginaire collectif australien, révéla de sérieuses carences au niveau de la coopération et de la communication entre les forces de police des différentes localités.

Ces trois facteurs se conjuguèrent avec le renforcement du pouvoir central dans les colonies australiennes, pour aboutir à une remise à plat de l'organisation policière. Cela se traduisit par une séparation des pouvoirs judiciaire et policier. La centralisation en fut facilitée et aboutit, avec l'unification des forces de police, à la mise en place d'une organisation hiérarchisée de modèle pyramidal, ayant pour conséquence directe un raffermissement du contrôle de la police par l'exécutif.

Avant d'aller plus loin, il nous semble nécessaire de préciser que le mouvement de centralisation se produisit à l'intérieur des frontières de chaque colonie, ces dernières n'étant pas encore unies politiquement, et qu'il ne s'agissait donc pas d'une centralisation nationale, mais d'une centralisation "coloniale".

Seule la Tasmanie opta pour une solution contraire, mettant en oeuvre une politique de décentralisation des forces de police. La motivation principale de cette mesure était de rompre avec un centralisme policier associé au traumatisant passé pénitentiaire de l'île. Quoi qu'il en soit, cette expérience se termina à la fin du XIXè siècle, pour des raisons d'efficacité financière.

III. Le XXè siècle

En 1901, fut adoptée la Constitution australienne, qui institua la fédération des colonies, en vue de fortifier l'économie par l'abolition des barrières douanières, et de protéger la main d'oeuvre nationale face à la concurrence étrangère. Chaque colonie  étant déterminée à défendre ses prérogatives, la Constitution finalement proclamée octroyait au Commonwealth  des pouvoirs spécifiques soigneusement énumérés, pendant qu'elles conservaient l'essentiel de leurs pouvoirs législatifs et exécutifs, dont celui d'organiser et de contrôler leurs forces de police.

Cela ne changea que peu l'organisation de la police. Une seule force existait déjà dans chaque Etat, dirigée par un Préfet de police, nommé par son Ministre de tutelle et responsable devant lui. La croissance des effectifs, doublée d'une sophistication de la structure policière mena à une professionnalisation qui nécessita la création d'un ministère spécialisé. Les relations Ministres-Préfets donnèrent lieu à des conflits parfois violents, générés par une tendance à la politisation du rôle des Préfets. Ceux-ci virent parfois dans une relation conflictuelle le moyen de garantir à la police une relative indépendance d'action au sein de l'administration, mais se heurtèrent occasionnellement à des Gouvernements peu enclins à tolérer un empiétement des Préfets dans le champ politique. Le manque de précisions concernant le pouvoir de direction du politique sur le policier fut l'élément déclencheur de ces disputes, dont l'issue fut parfois au détriment du Ministre, les Préfets possédant un très fort potentiel de nuisance. La situation reste aujourd'hui confuse, aucune solution satisfaisante n'ayant été trouvée.

 A. La naissance du syndicalisme policier

Un des changements majeurs concernant les polices australiennes au XXè siècle fut l'autorisation progressive donnée, à partir 1911, aux forces de l'ordre de se syndiquer. Aujourd'hui, les syndicats policiers australiens sont jugés comme les plus puissants dans le monde anglophone.  Leur émergence fut tantôt facilitée, tantôt violemment combattue par les Gouvernements en place, en fonction de leur culture politique. Mais une seule fois la confrontation alla jusqu'à la grève policière, en 1923 dans l'Etat du Victoria. Très vite, les syndicats rencontrèrent un très fort taux d'adhésion parmi les personnels. L'existence d'un syndicat unique dans chaque Etat n'y étant probablement pas étranger.

En 1944, une Fédération australienne des associations et des syndicats de police fut créée par les syndicats existants, afin d'essayer de dépasser les particularismes, et reflétant le développement d'un sentiment d'identité nationale. Mais il faut reconnaître que la Fédération est mal équipée pour défendre au niveau fédéral, des membres dont le champ d'action se limite au niveau étatique.

Outre les activités de défense de leurs adhérents, les syndicats australiens se caractérisent depuis quelques années par une influence politique croissante, notamment dans le débat sur la sécurité publique et les politiques pénales. Ces dernières années, des affaires révélèrent par exemple le poids exercé de manière exagérée par les syndicats dans la désignation des Ministres de la justice ou dans certaines campagnes électorales. L'extension de l'influence syndicale sur la sphère politique s'est faite parallèlement à l'octroi de droits civiques étendus pour les policiers.  Mais la question reste posée en Australie, de savoir si l'on peut considérer les syndicats policiers comme un groupe de pression comme les autres.

 B. La police et les grands événements de ce siècle

1. Les deux guerres mondiales
La police australienne vit également ses missions évoluer avec les événements historiques nationaux et internationaux. Les deux guerres mondiales furent par exemple l'occasion de mettre en place une police politique, chargée de surveiller les étranger résidents et de lutter contre l'espionnage. Ces missions, bien qu'accomplies par les polices de chaque Etat, l'étaient en vertu de lois fédérales promulguées lors de la première guerre. Il s'agissait de la première coopération effective entre le Commonwealth et les forces de police. Les activités de surveillance politique continuèrent entre les deux guerres, s'amplifièrent lors de la seconde guerre et connurent leur apogée pendant la guerre froide, avec la pérennisation des polices politiques par l'alliance de l'Australie avec les Etats-Unis et l'étroite coopération entre leurs services de renseignement. Elles visèrent exclusivement les militants et sympathisants de gauche. Les résultats des Special Branch, selon les quelques évaluations réalisées par des commissions royales indépendantes, étaient assez médiocres et leurs techniques pour le moins rustiques.

Une police politique fédérale fut chargée, à partir de 1949 de centraliser les informations recueillies par les Special Branch de chaque Etat et de les exploiter. L'Australian Security Intelligence Organisation, placée sous la tutelle du Ministre de la justice fédéral, est également chargée du contre-espionnage. Ses statuts furent réformés en 1979, et en 1986, afin d'assurer une plus grande transparence de ses activités et de donner au pouvoir politique les outils permettant de mieux le contrôler.
Les ressources affectées aux fonctions de surveillance politique de la police ont toujours été faibles, mais pour les australiens, leur signification en est d'autant plus importante, ce qui explique le démantèlement des Special Branch, ou leur recentrage vers le renseignement criminel, ces 10 dernières années.

Nous avons évoqué l'ASIO, organe fédéral de renseignement politique et de contre-espionnage. D'autres agences fédérales policières virent le jour ponctuellement au cours de ce siècle, pour être finalement regroupées en une agence unique, en 1979.

2. La proclamation de la Fédération
La Constitution de 1901 accorda au Commonwealth des pouvoirs limités et dans un premier temps, aucune force de police ne fut créée. Durant les premières années de la fédération, la police du Victoria, où était implanté temporairement le Parlement fédéral, détachait certains de ses officiers ponctuellement. L'histoire de la police fédérale fut affectée par deux paramètres: d'abord, les intérêts et les priorités en matière de police ne coïncident pas toujours entre le Gouvernement fédéral et celui des Etats. Le deuxième, qui en découle, est que le Commonwealth dut mettre en place les moyens de faire respecter ses propres lois. Après des années d'éparpillement dans diverses forces, redondantes et à la durée de vie limitée, le Gouvernement finit par obéir à la logique: les agences alors en activité fusionnèrent en 1979, sous l'appellation d'Australian Federal Police, ou AFP.
Elle assure les missions de police générale dans la capitale fédérale, qui est un territoire autonome, et possède des implantations dans chaque Etat australien, afin de mener à bien ses missions d'enquête et de répression des violations des lois fédérales, plus spécialement concernant la criminalité en col blanc, la lutte anti-drogue et le crime organisé.

L'AFP est le correspondant d'Interpol en Australie  et participe également aux missions de maintien de la paix menées sous l'égide de l'ONU.  En 1994, son budget était d'environ 240 millions de dollars australiens, soit 1 milliard de francs, pour un effectif de 3000 agents. L'AFP est dirigée par un Préfet, responsable devant le Ministre fédéral de la justice.
De surcroît, des structures de coopération inter-étatiques ont vu le jour à partir du début des années 1980, sous l'impulsion d'un Conseil des Ministres de la police Australiens.  Leur tâche est de maximiser l'efficacité des ressources policières pour un meilleur échange de l'information et des résultats de la recherche. On peut citer l'Australian Bureau of Criminal Intelligence qui se consacre principalement au renseignement criminel, la National Police Research Unit qui coordonne et mène les recherches sur la police, le National Exchange of Police Information qui gère un fichier national des empreintes et des casiers judiciaires, le National Crime Statistics Unit qui recueille les statistiques criminelles, et le National Institute of Forensic Science qui s'intéresse à la médecine légale et à la police scientifique.

Tous ces organismes sont financés par les Etats, proportionnellement à l'importance de leur force de police. Ils sont dirigés de façon collégiale. On peut ainsi les considérer, en raison de leurs domaines de compétences soigneusement définis et limités, comme des outils communs, bien plus que comme des agences policières à part entière. Cependant, la prise de conscience d'une présence grandissante d'organisations criminelles menant des activités au niveau national et même international, ainsi qu'un désir de rationalisation, pousse les forces de police à renforcer leur coopération.

3. Les grandes manifestations des années 1960 et 1970
En ce qui concerne le maintien de l'ordre, les grands mouvements protestataires des années 60 et 70 furent à l'origine d'un changement radical de philosophie. Durant la Grande Dépression, de violents événements opposèrent militants syndicaux et chômeurs aux forces de l'ordre, qui avaient comme instructions d'écraser sans ménagement de telles manifestations. Des deux côtés, la violence était la norme. Au cours des décennies qui suivirent, la réaction policière aux revendications exprimées sur la voie publique était de les supprimer en les interdisant et en arrêtant ceux qui passaient outre. La notion de manifestation "légitime" n'existait pas, et le Victoria Police Journal publia ces quelques mots, révélateurs de la mentalité policière de l'époque: "Il n'y a rien de tel qu'une manifestation pacifique, à moins que vous ne soyez chez vous, au lit."  Parmi les facteurs explicatifs de cette violence, on peut relever: une législation qui ne prévoit pas la liberté de manifester, l'existence de consignes de fermeté de la part du pouvoir politique, les amitiés ou inimitiés politiques des Préfets de police, et le manque de préparation des effectifs policiers aux opérations de maintien de l'ordre.

Les manifestations de masse des années 1960 et 1970 vinrent changer cela. En Australie, l'élément déclencheur de ce mouvement, par ailleurs mondial, fut l'engagement dans la guerre du Vietnam. Les manifestations se multiplièrent et la police adopta d'abord une attitude rigide, fruit de son expérience passée, ce qui provoqua une escalade de part et d'autre. En 1970, à Melbourne, un changement radical se produisit avec la réunion de plus de 100 000 manifestants pacifiques, issus de toutes les classes de la société. La police et le pouvoir politique prirent conscience qu'une manifestation d'une telle masse ne pouvait plus être réprimé par la force dans une démocratie libérale. Depuis, des comités de liaison, auxquels prennent part les organisateurs, décident de l'importance de l'encadrement policier à mettre en place. Il n'existe pas en Australie de force paramilitaire spécialisée dans le maintien de l'ordre. Ce type de mission est la plupart du temps assuré par de petites structures spécialisées dans les situations de crise, dépendant des polices régulières de chaque Etat. Elles n'interviennent qu'en cas d'incidents graves, et ce sont donc principalement des policiers "réguliers" qui assurent le suivi des manifestations, ce qui grève lourdement le budget-temps de la police. Les attitudes systématiquement conflictuelles dans le maintien de l'ordre furent ainsi remplacées dans les années 1970 par un comportement plus coopératif.

4. Les politiques à l'égard des populations aborigènes
Les modifications des rapports de la population aborigène avec le reste de la société australienne influencèrent aussi les missions de la police.
A la fin du XIXè siècle, le massacre systématique des aborigènes avait été abandonné au profit de leur protection, c'est à dire de leur mise en situation de dépendance juridique et économique à l'égard des hommes blancs, ce qui paru plus efficace que la violence. Des Protecteurs des aborigènes furent nommés, sortes de tuteurs régissant les moindres détails de leur vie quotidienne. Les aborigènes furent confinés dans des réserves et regroupés indistinctement de leur tribu d'origine. La police assurait la mise en oeuvre de ces politiques de contrôle, ce qui contribua a augmenter une hostilité à son égard déjà bien ancrée chez les premiers habitants de l'Australie, après les massacres du XIXè siècle.

En 1967, les aborigènes accédèrent à la nationalité australienne et aux droits afférents, mais les relations difficiles avec la police ne s'améliorèrent pas, au contraire. La liberté d'aller et de venir des aborigènes se heurta à la pression exercée sur la police par des citoyens et des commerçants dérangés par la présence de groupes d'aborigènes sous l'influence de l'alcool, dans leur voisinage. On nota une augmentation de l'incarcération abusive des aborigènes, due le plus souvent à un racisme latent à leur égard. Cet état de fait entraîna des mouvements de protestation au niveau national et international, à partir de la fin des années 1960, qui entraînèrent la création d'une Commission royale sur les morts d'aborigènes en détention. Elle souligna le zèle de la police à l'égard des aborigènes et la sur-représentation des décès aborigènes en cellule. De plus, elle mit à jour les profondes inégalités existant d'un Etat à l'autre. Afin de mieux comprendre cette situation, il faut savoir que presque un cinquième des personnes arrêtées en Australie par la police, et 16 % des personnes décédées en détention sont d'origine aborigène, alors que cette communauté ne représente que 1 % de la population totale.  Des initiatives de police communautaire sont aujourd'hui plus particulièrement orientées vers eux, mais leurs rapports avec la police restent teintés d'un racisme que les programmes de sensibilisation menés dans les écoles de police ont bien du mal à éradiquer.
 

Conclusion

Voilà quelques uns des facteurs qui ont façonné la police australienne, mais ce ne sont pas les seuls. A l'instar des autres polices du monde, on pourrait aussi évoquer l'amélioration du niveau d'études des policiers, l'arrivée des femmes dans une profession exclusivement masculine jusqu'au début des années 1920, l'apparition de nouvelles techniques et l'impact qu'elles eurent sur le travail policier, etc. Il faut également bien réaliser l'extrême hétérogénéité des forces de police australiennes. Rien de commun en effet entre la police de Nouvelle Galle du Sud et ses 16.000 hommes, et les quelques centaines de policiers de la police des Territoires du Nord, couvrant une zone plusieurs fois la taille de la France. Les particularismes géographiques et démographiques, que sont l'immensité et l'isolement de certaines communautés, influencent ainsi fortement l'organisation et les missions des forces de police australiennes.

Aujourd'hui, à la suite de nombreuses révélations concernant des affaires de corruption policière, dans lesquelles furent parfois impliqués des services entiers, le pouvoir politique et l'opinion publique se posent la question du contrôle des activités de la police et de son efficacité. Dans la plupart des Etats australiens, le public ayant à se plaindre du comportement de la police à son égard peut faire appel aux services d'un médiateur ou "Ombudsman", nommé par le Gouvernement. Il ne dispose effectivement que de pouvoirs d'enquête limités et d'aucun pouvoir de sanction. C'est d'ailleurs la presse qui, bien souvent, alerte l'opinion publique des sérieux dysfonctionnements rencontrés dans certaines forces. La plupart du temps, le pouvoir politique constitue des Commissions royales, qui sont des structures ponctuelles dont l'immense avantage est de disposer de pouvoirs de contrainte très étendus pour se procurer les informations relevant de leur cadre d'enquête. Par contre, à l'image des Ombudsman, elles ne peuvent que dresser de parfois longues listes de recommandations, sans aucun caractère contraignant. S'ils ont le mérite de porter les affaires les plus médiatiques sur la place publique, ces mécanismes de contrôle ne semblent pas être la panacée, notamment en raison du manque de mesures concrètes qui en découlent.

Avec la réduction drastique des budgets, à partir des années 1970, la volonté de rationalisation des forces de police conduisit à l'adoption de techniques managériales et financières parfois directement importées du monde des entreprises. Parmi elles, citons la régionalisation, le management stratégique, la budgétisation par programme, le raccourcissement des lignes de commandement, etc. De plus, des programmes de police communautaire visèrent à intégrer la population au travail policier, dans le double objectif de faire reculer la délinquance et d'améliorer l'image de la police, parfois soumise à rude épreuve.
Toutefois, les résistances au changement, perceptibles à tous les niveaux de la hiérarchie policière, viennent-elles freiner ces réformes. Mais bien qu'étant par nature une institution conservatrice, la police a le mérite de faire preuve, à l'aube du nouveau siècle, d'une volonté toute australienne de relever les défis auxquels elle se trouve confrontée, sous l'oeil attentif d'un public qui n'a pas totalement oublié l'origine de ses ancêtres.